Jacques Testart dénonce la fabrique de l’humain

Jacques Testart dénonce la fabrique de l’humain

Jacques Testart était l’invité des 4e assises Technologos, organisées avec la collaboration du CRIIGEN[1], les 16 et 17 septembre dernier, qui se tenaient à Paris à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales. Il est intervenu  pour présenter les  considérations éthiques et des conséquences anthropologiques du recours à la logique techno-industrielle dans le domaine de la procréation humaine. Gènéthique reproduit le contenu de son intervention.

On peut définir une fabrique de l’humain comme un ensemble de dispositifs techniques permettant de formater des individus conformes à un projet, personnel ou collectif. Les interventions réglementaires ou biomédicales dans la procréation constituent le premier pas dans l’ontogenèse des personnes.

La sélection des individus

Historiquement c’est l’eugénisme qui, depuis les temps les plus anciens et dans toutes les cultures, a permis la sélection des individus à la naissance, l’eugénisme négatif permettant de refuser les nouveau-nés non conformes selon des critères évalués par la médecine. Depuis moins de deux siècles, l’apparition et l’évolution de techniques de plus en plus sophistiquées a conduit à affiner mais aussi à étendre les pratiques eugéniques. Après l’infanticide historique, la stérilisation des femmes a concerné des centaines de milliers de personnes dès le début du vingtième siècle, puis le fœticide sélectif s’est imposé bien après la deuxième guerre mondiale et les capacités d’enquête génétique (analyse chromosomique) ou morphologique (échographie) sur le fœtus. Enfin la conjonction de la fécondation hors du corps (1978) et de l’examen de l’ADN embryonnaire (1990) a permis de développer le diagnostic préimplantatoire (DPI) sur les embryons issus de la fécondation in vitro (FIV) depuis les années 1990. Certaines recherches portent désormais sur une phase antérieure à la fécondation, les gamètes (spermatozoïde et ovules), mais rencontrent des limites techniques (le gamète est détruit par son analyse) et logistiques : les loteries génétiques qui précèdent et accompagnent la fécondation (méiose puis appariement des gamètes) ne permettent pas de prévoir l’identité de l’œuf avant sa conception. Des études chez l’animal portent sur la culture de lignées cellulaires (cellules souches) transformables en gamètes, éventuellement après avoir été génétiquement modifiées.

Avant même la disposition des outils génétiques, l’eugénisme s’est développé dans les années 1970 grâce à la possibilité de congeler le sperme des hommes, permettant ainsi la création de banques de sperme et la sélection de donneurs selon des critères morphologiques, médicaux ou esthétiques. Des évaluations comportementales sont aussi pratiquées depuis que tous les traits humains sont réputés dépendre de la génétique. Ainsi, en 2016, la plus grande banque de sperme britannique recommandait d’éviter les donneurs présentant un déficit d’attention, une hyperactivité, des signes d’autisme ou de dyslexie… L’« appariement de couples reproducteurs », selon l’expression des médecins des Cecos (Centres d’étude et de conservation du sperme), prétend éviter de conjuguer les mêmes facteurs de risques pathologiques chez le donneur et la receveuse du sperme. Sélection et appariement du donneur ont constitué une pratique fondatrice du nouvel eugénisme de l’après-guerre : rompant avec l’eugénisme nazi ou même avec l’eugénisme autoritaire d’avant-guerre, le nouvel eugénisme a pris en compte l’évolution des sociétés, les obligations faites à la médecine (procès de Nuremberg) et les droits des personnes. La fabrique de l’humain relève désormais d’un eugénisme consensuel, mou et compassionnel.

De plus en plus de tiers étrangers autour de la conception de l’enfant, et de plus en plus de « candidats » à la FIV

Par ailleurs, les pratiques incluant un tiers étranger au couple dans la conception d’un enfant ne se limitent plus à l’insémination artificielle avec donneur (IAD) car la disposition des gamètes et des embryons permet aussi bien le don des ovules que celui des embryons, ou encore le recours à une mère porteuse pour assurer la gestation. Ces évolutions commencent à échapper au contrôle médical et empruntent de plus en plus la voie des réseaux relationnels ou commerciaux. Toutefois l’industrie de la procréation se développe sans frontières avec les banques de « matériel biologique » (gamètes et embryons), les tests diagnostiques d’identité génétique et le service gestationnel. Cette dernière pratique, abusivement dite gestation pour autrui (GPA) plutôt que location d’utérus, peut aller jusqu’à la constitution d’entités industrielles comme la « ferme des 100 porteuses » en Inde qui n’est pas sans évoquer notre « ferme des mille vaches ».

L’évolution des techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) s’est accompagnée d’une évolution des sociétés pour utiliser ces techniques, sans que l’on puisse affirmer laquelle a entrainé l’autre. La FIV aurait pu être inventée un demi-siècle plus tôt, ce qui montre que les inventons surviennent surtout quand elles sont acceptables ou désirées. Alors que l’AMP (insémination artificielle et FIV) n’avait d’abord pour but que d’aider les couples stériles à procréer, elle s’est étendue aux couples inféconds (avec « désir d’enfant » non satisfait mais sans démonstration de stérilité) jusqu’à concerner un tiers des tentatives de fivète (FIV et transfert d’embryon). Ce glissement sensible reflète aussi bien l’impatience des couples et la séduction des technologies de pointe que la relative incompétence biomédicale pour expliquer les causes de l’infécondité. Puis la fivète s’est appliquée hors des cas d’infécondité quand le DPI a permis l’évitement de pathologies génétiques « particulièrement graves » (lois de bioéthique) présentes dans le couple, la qualification de telles pathologies évoluant vers un registre de plus en plus large. Dans nombre de contrées la FIV-DPI sert aujourd’hui à choisir le sexe du bébé ou à éviter des défauts mineurs ou même esthétiques. En France, pays où cette activité est la mieux contrôlée, on a cependant vécu un glissement, depuis l’évitement d’une pathologie vers l’évitement d’un risque pathologique (cas des cancers en particulier), une pente glissante qui ne pourra que se poursuivre tant nous sommes tous détenteurs de nombreux gènes impliqués dans des risques de maladies plus ou moins graves.

Une banalisation de la fabrication artificielle des enfants

L’élargissement de la clientèle de l’AMP a conduit à la banalisation de la fabrication artificielle des enfants suite à la technicisation croissante de la procréation. En effet, en France, 2,6% des enfants étaient conçus par AMP en 2009, puis 2,9% en 2013 et certainement au moins 3% aujourd’hui. On note que cette technicisation s’accompagne du recours à la technologie la plus sophistiquée même dans des situations où elle n’est pas nécessaire. Ainsi l’injection d’un spermatozoïde dans l’ovule (IntraCytoplasmic Sperm Injection ou ICSI), précieuse en cas de déficiences du sperme, est pratiquée dans les deux tiers des FIV en France (quasiment dans 100% dans certains pays), signalant la généralisation du comble de l’incursion technique dans la procréation. Il s’agit là d’une standardisation vers le haut des interventions malgré un coût additionnel non justifié.

Cette surmédicalisation de la procréation diffère de celle qui concerne les cancers (en particulier cancers de la thyroïde, du sein, de la prostate) en ce qu’elle n’est pas la conséquence de surdiagnostics permettant de justifier l’intervention médicale. Certes, l’AMP abonde en examens diagnostiques (hormonaux, génétiques, échographiques, cytologiques, bactériologiques, etc.), mais ici la réponse médicale est toujours le recours à l’AMP, même quand ces examens n’ont pas permis d’expliquer l’infécondité. C’est dire que le régime est celui des surdiagnostics inutiles… L’industrie pharmaceutique se nourrit de ce marché extensible, comme avec la société états-unienne Celmatix qui prétend disposer de 5200 marqueurs de l’infertilité et promet pour bientôt de nouveaux tests prédictifs. D’autres laboratoires proposent des tests prédictifs de l’âge à la ménopause, incitation à prélever des ovules pour les conserver en vue d’une fivète ultérieure…

Au stade de l’amélioration de l’embryon

Mais c’est surtout la préoccupation de qualité du produit-enfant qui anime désormais la fabrique de l’humain. Outre les méthodes sélectives (choix d’un tiers géniteur, sélection d’un embryon), l’AMP vise à proposer l’amélioration de l’embryon, et des praticiens s’emballent de projets eugéniques quand la technologie prétend disposer d’outils efficaces et précis pour modifier le génome, comme CRISPR-Cas 9, dont le potentiel reste pourtant à démontrer. Il faut comprendre que la correction du génome embryonnaire peut difficilement succéder à son évaluation par le DPI, les corrections devant prendre place au stade initial de 1 cellule, soit plusieurs jours avant la réalisation de ce DPI. Aussi les modifications du génome viseraient plutôt l’addition « en aveugle »de propriétés inexistantes ou rarissimes dans notre espèce, réalisant par là des OGM humains (HGM), l’un des projets du transhumanisme. En revanche la généralisation du DPI sélectif à toutes les conceptions deviendra attrayante dès que la production massive d’ovules à partir de cellules banales permettra aux patents d’éviter les épreuves de la médicalisation, tout en s’assurant du choix du « meilleur » embryon parmi des centaines d’enfants potentiels. Cette fabrique de tous les enfants en laboratoire est une perspective à moyen terme puisque les barrières éthiques ont déjà été franchies et que seules manquent des avancées techniques en cours chez l’animal. Notons que cette pratique, si elle est généralisée et répétée de génération en génération, conduirait à créer une nouvelle espèce humaine aussi sûrement que la création plus spectaculaire d’HGM, pour laquelle des réserves éthiques sont encore à balayer… Pourtant, la bioéthique est soluble dans le temps, l’espace, la casuistique et le marché, ainsi en est-il de la recherche sur l’embryon. D’abord absolument interdite en France, elle y fut interdite sauf exceptons puis autorisée sous conditions par les lois successives de bioéthique. Ce qui semblait intangible jusqu’en 2015, c’est l’interdit de modification génétique. Pourtant, suite aux promesses de CRISPR-Cas9 et aux recommandations du comité d’éthique de l’Inserm puis de l’Académie de médecine, la « loi santé » de janvier 2016 introduisait subrepticement la possibilité de « recherches biomédicales » sur les gamètes et l’embryon, y compris « avant son transfert à des fins de gestation » (art 155)… Les intérêts économiques de la compétition technologique ont rencontré les aspirations idéologiques de maîtrise totale de nos existences. De nouveaux ateliers se préparent pour la fabrique de l’humain calibré.

Beaucoup de personnes, dont je suis proche par ailleurs, jugent dérisoire de vouloir protéger l’embryon humain des manœuvres de chercheurs et industriels, une telle défense devant être réservée aux obscurantistes cathos. Cette démission favorise l’instrumentalisation de notre espèce, les progrès dans la fabrique de l’humain et dans un mouvement plus vaste vers le transhumanisme. Les avancées du transhumanisme sont insidieuses parce qu’il n’existe pas d’étapes claires où il faudrait s’inquiéter, tandis que des promesses, désirables pour beaucoup, sont largement fantasmées. Ainsi le transhumanisme avance autant grâce à la désertion morale qu’aux désirs de puissance. Alors, nos institutions en rajoutent, avec des plateformes de séquençage génétique pour installer une médecine prédictive qui fera de nous tous des sujets de la médecine, aussi avec la réduction des humains au rang des machines en confondant logique avec intelligence (voir la victoire banale de l’ordinateur sur le joueur de go) et fonctionnalité avec dignité. Un seul exemple : en mai 2016, la commission des affaires juridiques du Parlement européen a proposé la création d’une personnalité juridique pour les robots, ce que souhaitent les transhumanistes. Les robots seraient désormais des « personnes électroniques »… Dans le même mouvement, grâce aux prothèses, nanocapteurs et connexions cerveau-ordinateur, nous ne pourrons que devenir des « robots biologiques ». La fabrique du post-humain arrivera quand les personnes électroniques fusionneront avec les robots biologiques.

[1]Le CRIIGEN, Comité de Recherche et d’Information Indépendantes sur le génie Génétique,  est un groupe unique et international d’experts ayant une approche transdisciplinaire sur les bénéfices et les risques sur la santé humaine, animale, et des écosystèmes concernant l’utilisation du génie génétique et des xénobiotiques issus de la chimie industrielle. Il est indépendant des compagnies de biotechnologies, de l’agrochimie et promeut les contre-expertises. Il évalue aussi les alternatives potentielles et encourage le développement d’une hygiène chimique pour améliorer la santé publique.

Source genethique.org

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