Lettre du cardinal Sarah – La guerre liturgique est une aberration

Lettre du cardinal Sarah – La guerre liturgique est une aberration

Du 29 mars au 1er avril se tiennent à Herzogenrath, au nord d’Aix-la-Chapelle, les 18èmes rencontres liturgiques de Cologne, organisées par l’abbé Guido Rodheudt. Ne pouvant être présent lors de cette rencontre, le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, a adressé aux organisateurs un message substantiel que nous reproduisons la deuxième partie.

Vous pouvez retrouver l’intégralité du discours sur l’Homme Nouveau

A la suite de la publication de mon ouvrage Dieu ou rien, on m’a interrogé sur cette « guerre liturgique », qui divise trop souvent les catholiques depuis des décennies. J’ai affirmé qu’il s’agit là d’une aberration, car la liturgie est le domaine par excellence où les catholiques devraient faire l’expérience de l’unité dans la vérité, dans la foi et dans l’amour, et que, par conséquent, il est inconcevable de célébrer la liturgie en ayant dans le cœur des sentiments de lutte fratricide et de rancœur. D’ailleurs, Jésus n’a-t-il pas prononcé des paroles très exigeantes sur la nécessité d’aller se réconcilier avec son frère avant de présenter sa propre offrande à l’autel ? (cf. Mt 5, 23-24). Car « la liturgie elle-même pousse les fidèles rassasiés des ?mystères de la Pâque? à n’avoir plus ?qu’un seul cœur dans la piété” (Cf. Postcommunion pour la Vigile et le Dimanche de Pâques) elle prie pour ?qu’ils gardent dans leur vie ce qu’ils ont saisi par la foi? ; et le renouvellement dans l’Eucharistie de l’Alliance du Seigneur avec les hommes attise et enflamme les fidèles à la charité pressante du Christ. C’est donc de la liturgie, et principalement de l’Eucharistie, comme d’une source, que la grâce découle en nous et qu’on obtient avec le maximum d’efficacité cette sanctification des hommes dans le Christ, et cette glorification de Dieu, que recherchent, comme leur fin, toutes les autres œuvres de l’Eglise » (Sacrosanctum Concilium, n. 10). Dans ce « face à face » avec Dieu, qu’est la liturgie, notre cœur doit être pur de toute inimitié, ce qui suppose que chacun doit être respecté dans sa propre sensibilité. Cela signifie concrètement que, s’il faut réaffirmer que le concile Vatican II n’a jamais demandé de faire table rase du passé et donc d’abandonner le Missel dit de saint Pie V, qui a généré tant de saints, à ne nommer que ces trois prêtres si admirables que sont saint Jean-Marie Vianney, le Curé d’Ars, le saint Padre Pio et saint Josemaria Escriva de Balaguer, dans le même temps, il est essentiel de promouvoir le renouveau liturgique voulu par le même Concile, et donc les livres liturgiques mis à jour à la suite de la Constitution Sacrosanctum Concilium, en particulier le Missel dit du bienheureux pape Paul VI. Et j’ajoutais que ce qui importe avant tout, que l’on célèbre dans la forme ordinaire ou extraordinaire, c’est d’apporter aux fidèles ce à quoi ils ont droit : la beauté de la liturgie, sa sacralité, le silence, le recueillement, la dimension mystique et l’adoration. La liturgie doit nous placer face à face avec Dieu dans une relation personnelle et d’intense intimité. Elle doit nous plonger dans l’intimité de la Très Sainte Trinité. Parlant de l’usus antiquior dans  sa Lettre d’accompagnement de Summorum Pontificum, le pape Benoît XVI disait que « aussitôt après le Concile Vatican II, on pouvait supposer que la demande de l’usage du Missel de 1962 aurait été limité à la génération plus âgée, celle qui avait grandi avec lui, mais entre-temps,  il est apparu clairement que des personnes jeunes découvraient également cette forme liturgique, se sentaient attirées par elle et y trouvaient une forme de rencontre avec le mystère de la Très Sainte Eucharistie qui leur convenait particulièrement ». Il s’agit d’une réalité incontournable, un vrai signe de notre temps. Quand les jeunes sont absents de la sainte liturgie, nous devons nous demander : pourquoi ? Nous devons veiller à ce que les célébrations selon l’usus recentior facilitent aussi cette rencontre, qu’elles conduisent les gens sur le chemin de la via pulchritudinis qui mène au Christ vivant et à l’œuvre dans son Église aujourd’hui à travers ses rites sacrés. En effet, l’Eucharistie n’est pas une sorte de « dîner entre amis », un repas convivial de la communauté, mais un Mystère sacré, le grand Mystère de notre foi, la célébration de la Rédemption accomplie par Notre Seigneur Jésus-Christ, la commémoration de la mort de Jésus sur la Croix pour nous libérer de nos péchés. Il convient donc de célébrer la sainte messe avec la beauté et la ferveur d’un saint Curé d’Ars,  d’un Padre Pio ou d’un Josemaria, et c’est la condition sine qua non pour qu’on parvienne « par le haut », si je puis dire, à une réconciliation liturgique (cf. Entretien au site internet catholique Aleteia, du 4 mars 2015). Je refuse donc avec vigueur que nous occupions notre temps en opposant une liturgie à une autre, ou le Missel de saint Pie V à celui du bienheureux Paul VI. Il s’agit plutôt d’entrer dans le grand silence de la liturgie, en se laissant enrichir par toutes les formes liturgiques, qu’elles soient d’ailleurs latines ou orientales. En effet, sans cette dimension mystique du silence et sans un esprit contemplatif, la liturgie demeurera une occasion de déchirements haineux, d’affrontements idéologiques et d’humiliations publiques des faibles par ceux qui prétendent détenir une autorité, au lieu d’être le lieu de notre unité et de notre communion dans le Seigneur. Ainsi, au lieu de nous affronter et de nous détester, la liturgie devrait nous faire parvenir tous ensemble à l’unité dans la foi et à la vraie connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la plénitude de la stature du Christ… et, en vivant dans la vérité de l’amour, nous grandirons dans le Christ pour nous élever en tout jusqu’à Lui, qui est la Tête (cf. Ep 4, 13-15) [cf. Entretien à La Nef, octobre 2016, q. 9].

Comme vous le savez, le grand liturgiste allemand Mgr Klaus Gamber (1919–1989) désignait par le mot : « Heimat » cette maison commune ou « petite patrie » qui est celle des catholiques réunis autour de l’autel du Saint Sacrifice. Le sens du sacré, qui imprègne et irrigue les rites de l’Eglise est corrélatif, indissociable de la liturgie. Or, ces dernières décennies, de très nombreux fidèles ont été malmenés, voire profondément troublés par des célébrations marquées par un subjectivisme superficiel et dévastateur, au point de ne pas reconnaître leur « Heimat », leur maison commune, et pour les plus jeunes, de ne l’avoir jamais connue ! Combien sont partis sur la pointe des pieds, en particulier les plus petits et les plus pauvres d’entre eux ! Ils sont devenus en quelque sorte des « apatrides liturgiques ». Le « mouvement liturgique », auquel les deux formes sont associées, vise donc à leur rendre leur « Heimat », et, ainsi, à les réintroduire dans leur maison commune, car nous savons bien que, dans son œuvre de théologie sacramentaire, le cardinal Joseph Ratzinger, bien avant la publication de Summorum Pontificum, avait mis en évidence que la crise de l’Eglise et donc la crise et l’affadissement de la foi, provient en grande partie de la manière dont nous traitons la liturgie, selon le vieil adage : lex orandi, lex credendi. Dans la préface qu’il avait accordée à l’ouvrage magistral de Mgr Gamber :  Die Reform der römischen Liturgie (« la réforme de la liturgie romaine »), le futur pape Benoît XVI affirmait ceci, je le cite :

« Un jeune prêtre me disait récemment : il nous faudrait aujourd’hui un nouveau mouvement liturgique. C’était là l’expression d’un souci que, de nos jours, seuls des esprits volontairement superficiels pourraient écarter. Ce qui importait à ce prêtre, ce n’était pas de conquérir de nouvelles et audacieuses libertés : quelle liberté ne s’est-on pas déjà arrogée ? Il sentait que nous avions besoin d’un nouveau commencement issu de l’intime de la liturgie, comme l’avait voulu le mouvement liturgique lorsqu’il était à l’apogée de sa véritable nature, lorsqu’il ne s’agissait pas de fabriquer des textes, d’inventer des actions et des formes, mais de redécouvrir le centre vivant, de pénétrer dans le tissu proprement dit de la liturgie, pour que l’accomplissement de celle-ci soit issu de sa substance même. La réforme liturgique, dans sa réalisation concrète, s’est éloignée toujours davantage de cette origine. Le résultat n’a pas été une réanimation mais une dévastation. D’un côté, on a une liturgie dégénérée en show, où l’on essaie de rendre la religion intéressante à l’aide d’inventions à la mode et de maximes morales aguichantes, avec des succès momentanés dans le groupe des fabricants liturgiques, et une attitude de recul d’autant plus prononcée chez ceux qui cherchent dans la liturgie non pas le « showmaster » spirituel, mais la rencontre avec le Dieu vivant devant qui tout “faire” devient insignifiant, seule cette rencontre étant capable de nous faire accéder aux vraies richesses de l’être. De l’autre côté, il y a conservation des formes rituelles dont la grandeur émeut toujours, mais qui, poussée à l’extrême, manifeste un isolement opiniâtre et ne laisse finalement que tristesse. Certes, il reste entre les deux tous les prêtres et leurs paroissiens qui célèbrent la nouvelle liturgie avec respect et solennité; mais ils sont remis en question par la contradiction entre les deux extrêmes, et le manque d’unité interne dans l’Eglise fait finalement paraître leur fidélité, à tort pour beaucoup d’entre eux, comme une simple variété personnelle de néo-conservatisme. Parce qu’il en est ainsi, une nouvelle impulsion spirituelle est nécessaire pour que la liturgie soit à nouveau pour nous une activité communautaire de l’Eglise et qu’elle soit arrachée à l’arbitraire. On ne peut pas “fabriquer” un mouvement liturgique de cette sorte – pas plus qu’on ne peut “fabriquer” quelque chose de vivant – mais on peut contribuer à son développement en s’efforçant d’assimiler à nouveau l’esprit de la liturgie et en défendant publiquement ce qu’on a ainsi reçu ».

Je pense que cette longue citation, si juste et si limpide, devrait vous intéresser, au début de ce Colloque, et aussi contribuer à lancer votre réflexion sur « la source de l’avenir » (« die Quelle der Zukunft ») du motu proprio Summorum Pontificum. En effet, laissez-moi vous transmettre une conviction qui m’habite depuis longtemps : la liturgie romaine réconciliée dans ses deux formes, qui est elle-même le « fruit d’un développement », selon l’expression d’un autre grand liturgiste allemand, Joseph Jungmann (1889-1975), peut lancer le processus décisif du « mouvement liturgique » que tant de prêtres et de fidèles attendent depuis si longtemps. Par où commencer ? Je me permets de vous proposer les trois pistes suivantes que je résume dans ces trois lettres : SAF : silence-adoration-formation en français, et en allemand : SAA : Stille-Anbetung-Ausbildung. Tout d’abord, le silence sacré, sans lequel on ne peut rencontrer Dieu. Dans mon ouvrage La force du silence, j’écris ceci : « Dans le silence, l’homme ne conquiert sa noblesse et sa grandeur que s’il est à genoux pour écouter et adorer Dieu » (n. 66). Puis, l’adoration ; à ce propos, je fais part de mon expérience spirituelle dans ce même livre La force du silence : « Pour ma part, je sais que les plus grands moments de ma journée se trouvent en ces heures incomparables que je passe à genoux dans l’obscurité devant le Très Saint Sacrement du Corps et du Sang de Notre Seigneur Jésus-Christ. Je suis comme englouti en Dieu et entouré de toutes parts par sa présence silencieuse. Je voudrais ne plus appartenir qu’à Dieu et me plonger dans la pureté de son Amour. Et pourtant, je mesure combien je suis pauvre, si loin d’aimer le Seigneur comme Il m’a aimé jusqu’à se livrer pour moi » (n. 54). Enfin, la formation liturgique à partir d’une annonce de la foi ou catéchèse ayant comme référence le Catéchisme de l’Eglise Catholique, ce qui nous protège des éventuelles élucubrations plus ou moins savantes de certains théologiens en mal de « nouveautés ». Voici ce que je disais à cet égard dans ce qu’il est maintenant convenu d’appeler, non sans un certain humour, le « Discours de Londres » du 5 juillet 2016, prononcé au cours de la troisième Conférence internationale de l’Association Sacra Liturgia : « La formation liturgique est avant tout et essentiellement une immersion dans la liturgie, dans le profond mystère de Dieu. Il s’agit de vivre la liturgie dans toutes ses dimensions, de s’enivrer en buvant à une source qui n’éteint jamais notre soif de richesse, d’ordre et de beauté, de silence contemplatif, d’exultation et d’adoration, de ce pouvoir qui nous fait rejoindre intimement Celui qui est à l’œuvre dans et par les rites sacrés de l’Eglise » (cardinal Robert Sarah : Troisième Conférence internationale de l’Association Sacra Liturgia, LondresDiscours du 5 juillet 2016. Cf. site internet de l’Association Sacra Liturgia Vers une authentique mise en œuvre de Sacrosanctum Concilium, 11 juillet 2016).

C’est donc dans ce contexte global et dans un esprit de foi et de profonde communion à l’obéissance du Christ sur la Croix, que, humblement, je vous demande d’appliquer avec grand soin Summorum Pontificum ; non pas comme une mesure négative et rétrograde, tournée vers le passé, ou comme quelque chose qui construit des murs et crée un ghetto, mais comme une importante et véritable contribution à l’actuelle et future vie liturgique de l’Eglise, ainsi  qu’au mouvement liturgique de notre époque, auquel de plus en plus de personnes, plus particulièrement les jeunes, puisent tant de choses vraies, bonnes et belles.

Je voudrais conclure cette introduction par ces mots lumineux de Benoît XVI à la fin de l’homélie qu’il prononça en 2008, en la solennité des saints Pierre et Paul : « Lorsque le monde, dans son ensemble, sera devenu liturgie de Dieu, lorsque dans sa réalité, il sera devenu adoration, alors il aura atteint son objectif, alors il sera sain et sauf ».

Je vous remercie pour votre bienveillante attention. Et que Dieu vous bénisse et emplisse vos vies de sa Présence silencieuse !

 

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