Aline Lizotte – « Réécrire Humanae Vitae, un processus en cours »

Aline Lizotte – « Réécrire Humanae Vitae, un processus en cours »

En quoi consiste le projet de réécriture d’Humanæ Vitæ mis en œuvre, dont il est de plus en plus question cinquante ans après sa parution ? Simple adaptation du style du texte aux fidèles d’aujourd’hui ou mise en conformité de l’encyclique avec une moralité fondée sur la primauté de la conscience ? La récente conférence du P. Chiodi à la Grégorienne nous donne des éléments de réponse.

Le 14 décembre 2017, dans l’auditorium de l’Université pontificale de la Grégorienne, Don Maurizio Chiodi, un théologien moraliste de l’Université de Milan et nouveau membre de l’Académie pontificale pour la Vie, prononçait une conférence dans le cadre d’une suite d’interventions sur Humanæ Vitæ (28 juillet 1968), dont on souligne le 50e anniversaire de la parution. La conférence du Père Chiodi avait comme titre : «Réécrire Humanæ Vitæ à partir d’Amoris lætitia». L’opinion développée par Don Chiodi est qu’en certaines circonstances, la contraception est nécessaire et doit même être obligatoirement pratiquée. Il conteste l’enseignement de Paul VI qui, dans Humanæ Vitæ, écrit : «En vérité, s’il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d’éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n’est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu’il en résulte un bien, c’est-à-dire de prendre comme objet d’un acte positif de volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et, par conséquent, une chose indigne de la personne humaine, même avec l’intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux. C’est donc une erreur de penser qu’un acte conjugal rendu volontairement infécond et, par conséquent, intrinsèquement déshonnête, puisse être rendu honnête par l’ensemble d’une vie conjugale féconde1».

Pour appuyer sa thèse, le Père Chiodi a développé deux idées dans sa conférence. La première, tirée d’Amoris lætitia, dit ceci : l’objet moral n’est pas une norme rationnelle, il doit exprimer le sens que le sujet, dans les circonstances historiques du développement moral, doit donner au bien et au mal moral2. La deuxième, c’est la tâche de la théologie morale de proposer une théorie de la conscience morale qui soit celle du sujet moral fidèle à l’histoire du Salut et au développement de la grâce. Ce sujet moral doit pouvoir affronter des situations difficiles et assumer ses choix à la lumière de sa seule conscience, dans des circonstances que ne peut prévoir la norme morale3. Ainsi, lorsque la vie de la mère ou d’autres circonstances graves empêchent d’appliquer la norme morale, le sujet qui agit doit assumer le fait d’agir selon sa conscience, déterminant pour lui-même et par lui-même ce qu’il doit faire, même si cela est contre la norme. Selon cette théorie morale, l’avortement thérapeutique serait justifiable et, en ce qui concerne la contraception, des circonstances graves comme l’incapacité d’une nouvelle grossesse ou le danger d’une séparation conjugale des époux, pourrait justifier et même rendre obligatoire l’usage de contraceptifs. Car les techniques modernes font partie du développement historique de l’homme. En elles-mêmes neutres, elle sont des moyens qui peuvent être utiles à l’agir moral, dont le sens premier est le développement de la personne selon l’histoire du Salut. Ce qui entraîne à rejeter totalement qu’il y ait, selon l’enseignement de Veritatis splendor, dans le domaine de l’agir, des actes intrinsèquement mauvais qu’aucune circonstance ne justifie4.

OBJET MORAL ET NORME MORALE

Il faut remercier le Père Chiodi d’avoir bien mis en évidence – contra voluntatem suam – où se situe le corps du débat d’Amoris lætitia. Il se situe dans un combat d’arrière-garde, pourrait-on dire, sur l’objet moral et, plus exactement, sur l’objet moral intrinsèquement mauvais. Pour être plus exact, on devrait dire sur l’objet moral lui-même, sur sa définition et son obligation. Car une fois admis que l’objet moral d’un agir ne dépend que de la conscience singulière seule capable de donner un sens à son acte propre, c’est-à-dire au jugement où à la décision éthique, la notion d’intrinsecum malum tombe d’elle-même.

Pour différencier l’agir humain selon le bien et le mal, saint Thomas ne parle pas de norme morale mais d’objet moral

Même si les textes classiques de l’enseignement de l’Église comportent la notion de normes morales, ces mots ne réfèrent qu’approximativement ou analogiquement à ce que saint Thomas enseigne lorsqu’il écrit que ce que spécifie l’agir humain et le différencie selon le bien et le mal, c’est l’objet moral5. Saint Thomas ne parle pas de normes morales, mais d’objet moral. Le mot «norme», en effet, relève d’abord du «faire» et non de l’agir. La norme est ce qui guide l’artisan dans la fabrication de son œuvre. C’est un principe de mesure fondé, d’une façon plus ou moins proximale, sur la quantité. La norme détermine la proportion, l’harmonie, le savoir-faire de l’œuvre, que ce soit, un meuble, un bâtiment, une route, une robe, etc. Ce sont des règles générales que l’artisan connaît, dont il est habilité à faire usage, et à partir desquelles il sait comment «faire» ce qu’il veut «faire».

Souvent, on emploie le mot «normes» pour désigner les principes de la loi naturelle. Là où nous parlons de «normes», saint Thomas parle de «lumière», c’est-à-dire qu’il désigne la puissance de la raison pratique de découvrir et de posséder, comme le fait l’intelligence dans une recherche spéculative du savoir, les premières connaissances – les premiers principes – qui la guideront dans la possession de la vérité pratique. Les premiers principes de la délibération morale sont les principes de la loi naturelle, lesquels ne sont pas des «normes» qui souffriraient d’exception selon des circonstances difficiles ou obscures. Ce sont les premières vérités très communes, auxiliaires de la raison, qui cherchent comment diriger un agir humain. En faire des «normes», c’est leur conférer un statut de règles extérieures (a priori) à la délibération de l’intelligence, alors que ces vérités sont les points de départ, immuables et certains, de toute enquête sur le «comment agir». Les ignorer ou leur trouver des exceptions revient à leur enlever toute lumière ; c’est comme si l’on disait qu’il est possible de récuser le principe de contradiction (une énonciation pourrait à la fois, affirmer et nier quelque chose en même temps et au même point de vue). Si le principe de contradiction ne s’applique pas toujours, l’intelligence n’a plus aucune lumière pour penser quoi que ce soit ! Ainsi, si elle perd la valeur des premiers principes de l’agir (par exemple, si être homicide pouvait quelquefois être un bien), alors l’intelligence ne peut plus être une lumière pour guider l’agir humain comme bien ou comme mal.

La raison doit d’abord posséder la connaissance des éléments de l’agir juste, chaste et véridique qui, s’ils sont absents, rendront l’acte irrémédiablement mauvais

Dans une vision thomiste, l’objet moral ne tient donc pas le rôle d’une norme morale rationnelle. L’objet moral est la connaissance que le jugement pratique – la conscience – atteint quand, au cours de sa délibération, ce jugement cherche comment l’acte doit être ordonné vis-à-vis des grandes finalités humaines : le bonheur, qui ne peut être atteint sans les vertus. L’objet moral est donc formé par la raison, qui cherche à savoir, par exemple, comment agir concrètement pour être juste ou pour être chaste dans la vie conjugale, ou pour respecter la vérité, etc. Dans cette délibération, la raison doit d’abord posséder la connaissance des éléments de l’agir juste, chaste, véridique, etc., qui, s’ils sont absents ou à peine présents, rendront l’acte irrémédiablement mauvais. Ces éléments sont objectifs, dans le sens où ils appartiennent, de leur nature, à la vertu qui rend l’acte bon. Mais ils ne sont pas suffisants pour guider l’acte singulier, car la raison ne déduit pas l’acte de règles générales.

La raison cherche à voir le plus clairement possible si, dans les circonstances qui entourent l’acte, certaines d’entre elles ne se présentent pas comme des incitations à un agir qui serait formellement mauvais ou formellement bon, obligatoire ou nécessaire. C’est ici que la délibération devient délicate, car certaines circonstances semblent se présenter comme des impératifs d’agir dans un sens ou dans un autre, bon ou mauvais, sans créer pour autant l’obligation d’agir dans un sens plutôt que dans l’autre. Mais ces circonstances impressionnent fortement l’émotivité, ou même sollicitent la volonté, et elles contribuent souvent à brouiller le jugement de la conscience. Ainsi, pour sauver sa propre vie ou se protéger de la torture, signer un faux papier qui entraînerait la condamnation injuste d’un ennemi du gouvernement demeure un mensonge. Dans un état de peur ou de forte émotivité, l’imputation du mal peut-être fortement diminuée, mais pour autant un mensonge ne devient pas un acte qui dit le vrai. Objectivement, il demeure un acte mauvais (il ne faut jamais confondre l’imputabilité d’un acte, c’est-à-dire le degré de responsabilité morale d’un acte et l’objectivité de l’acte !).

LA CONTRACEPTION : UN MAL NÉCESSAIRE ?

Lorsque les époux veulent directement la séparation entre la fonction procréatrice et la fonction unitive de l’amour sponsal, ils posent objectivement un acte non chaste qui est un acte grave

Humanæ Vitæ enseigne que toute forme de contraception artificielle, parce qu’elle sépare la double signification de l’acte conjugal (sa fonction procréatrice et sa fonction unitive de l’amour sponsal) est objectivement et intrinsèquement un mal moral. Lorsque les époux veulent directement cette séparation, ils posent objectivement un acte non chaste qui est un acte grave, qui va contre la volonté de Dieu (cf. Gn 1, 28 ; 2,24). Lorsque cette séparation de la double fonction de l’acte conjugal est indirectement voulue parce qu’elle est la conséquence d’un acte légitime, par exemple, d’un médicament nécessaire à la santé de la femme, elle n’est pas objectivement mauvaise, car elle se rapporte indirectement à l’acte principal (le soin de la santé). La raison l’accepte comme une conséquence inévitable d’un acte auquel la volonté peut consentir : prendre un médicament nécessaire à la santé.

Au contraire, lorsque la personne se trouve devant dans des situations difficiles, par exemple devant un ou plusieurs problèmes qui peuvent assaillir le couple (santé de l’un des conjoints, famille trop nombreuse, menaces de rupture du couple, danger d’une grossesse), la conscience ne peut, objectivement, juger qu’un acte contraceptif, serait une solution acceptable pour consentir à des actes conjugaux rendus ainsi artificiellement inféconds. Objectivement, ces actes n’ont de leur nature aucun lien avec la solution des problèmes, les circonstances que l’on considère ne sont pas les circonstances qui sont liées à l’acte d’union sexuelle, elles appartiennent à d’autres actes. La santé de la mère, par exemple, ne dépend pas d’un acte sexuel, elle dépend d’une maladie qui l’affecte. Il peut être certain qu’une nouvelle grossesse mettrait la santé de la mère en danger, mais ce mal physique dépend du corps de la femme et non de l’acte sexuel fécond en lui-même. Si quelqu’un ne peut manger tel aliment sans risque d’intoxication, cela ne signifie pas que l’aliment en lui-même est mauvais, mais que l’organisme de cette personne ne peut le supporter. On ne doit pas essayer de changer l’aliment ; on doit guérir l’organisme si l’on peut. Si l’on ne peut pas, la personne doit consentir à ne pas manger cet aliment. Ainsi, les époux peuvent légitiment consentir à des actes d’union conjugale accomplis en période inféconde du cycle de la femme ; ils ne peuvent pas, de leur propre volonté, changer un acte fécond en un acte infécond. Les circonstances douloureuses qu’ils évoquent existent, mais elles n’ont pas un lien direct avec l’intégrité de l’acte conjugal, ni quant à sa fonction procréatrice, ni quant à leur amour.

 

La réalité a apporté un démenti aux théologiens voulant démontrer que les contraceptifs chimiques apporteraient un amour de don plus grand

Ce dernier point a fait l’objet de longues discussions dans les années 1960, au moment de la sortie de la pilule Pincus. Les nouvelles techniques chimiques permettaient, pensait-on, d’utiliser un moyen quasi infaillible de provoquer l’infécondité de l’union conjugale sans empêcher, et même en exhaussant la signification de l’amour conjugal jusqu’à favoriser le don de soi qu’il comporte. Malgré toutes les prouesses d’un grand nombre de théologiens pour essayer de démontrer que la «fin première du mariage» ne pouvait être, selon la formule classique, la procréation et l’éducation de l’enfant, mais l’amour de don entre les époux, et que, loin de le diminuer, les contraceptifs chimiques permettaient un plus grand épanouissement, un dialogue plus intense, un amour de don plus grand, la réalité est venue peu à peu contredire leurs théories. Elle a apporté un démenti à ces prouesses : la libéralisation sexuelle comme la voulait Margaret Sanger6, qui la liait aux recherches de Gregory Pincus, a-t-elle apporté plus de mariages heureux et stables ? Les divorces se sont multipliés et atteignent un taux alarmant, les avortements ont augmenté jusqu’à créer un péril démographique, les harcèlements sexuels sont devenus le quotidien, sans compter les maux plus cachés que l’on ne veut pas voir : les viols, les meurtres, la pédophilie, etc.

Seul un amour chaste peut permettre un véritable amour de don entre les conjoints. La chasteté, en effet, n’est pas une abstinence forcée, ni une privation de plaisir, ni quelques pratiques maladroites et pudibondes. Comme vertu, elle est une disposition à modérer les désirs du plaisir charnel. Modérer ne veut pas dire attiédir, mais gérer, ordonner, rendre disponible à un amour plus plénier, qui atteint toute la personne et non seulement sa satisfaction libidinale. Pour que cette plénitude soit atteinte, il faut que les finalités humaines de l’acte conjugal ne soient pas mutilées. Le plaisir ne peut être une finalité, déclare Aristote7, il accompagne l’acte et lui procure sa beauté et devient un signe non négligeable de sa perfection. Mais il n’est qu’un signe. Ce qui atteint sa perfection est l’accomplissement réel de ce dont il est porteur. Et selon sa nature, il est porteur du don de la vie et du don de l’intensité de l’amour des époux qui font d’eux une seule chair. S’unir conjugalement dans l’intention et l’acceptation consentie d’une mutilation qui touche directement l’acte d’union le rend difficilement accessible à sa perfection. Car il manque profondément du respect intégral de l’autre.

Si l’on ne prend que les contraceptifs chimiques qui ne s’adressent qu’aux femmes, on peut dire que la pilule Pincus fait de la femme une personne chimiquement soumise à l’homme. Elle lui enlève sa propre sexualité8 en faisant disparaître la variété de l’accueil de son corps féminin, et par conséquent la variété des sensations. Elle est directement responsable de la baisse du désir chez la femme. Elle détruit son équilibre hormonal. Si l’on pense à l’homme, l’acceptation de la contraception et sa pratique par le préservatif a une plus grande conséquence morale ; elle signifie pour lui l’aveu de son incapacité à accepter une discipline de ses passions, et pour l’Église, un constat d’impuissance à rendre l’homme masculin vertueusement chaste. Rien que cela désigne une telle séparation morale de la sexualité des actes de l’agir, pour en faire une simple fonction libidinale, qu’elle traduit déjà une résignation à être moins humain !

Il s’agirait de penser la moralité des actes humains non plus selon la primauté de l’objet moral, mais selon la primauté absolue de la conscience qui perd ainsi les guides de son jugement objectif

Si le projet, qui devient de plus en plus connu, de réécrire Humanæ Vitæ, est un essai d’écriture pour rendre son style plus accessible aux fidèles, pourquoi pas ? Si le projet consiste à faire disparaître subtilement la réalité de l’objet moral pour rendre l’encyclique plus conforme à une moralité fondée sur la primauté de la conscience comme seul sujet moral de l’acte sexuel, nous courons encore une fois, ou une fois de plus, vers une grande perplexité des fidèles. Subtilement, on nous dira, comme le fait le Père Chiodi, que cela ne concerne que quelques cas singuliers. Il ne s’agit pas de rendre la contraception moralement justifiable, comme il ne semblait pas que tous les divorcés remariés puissent communier. Soit ! Mais les raisons pour lesquelles on accepte ces cas singuliers relèvent, elles, de l’universel ! Il s’agit de penser la moralité des actes humains d’une autre manière, non plus selon la primauté de l’objet moral, mais selon la primauté absolue de la conscience qui perd ainsi les guides de son jugement objectif au profit d’une évaluation de l’ensemble des circonstances qui affectent le sujet personnel.

Le problème de l’accès à la communion des divorcés remariés touche une minorité de fidèles. Celui de la contraception touche la plus grande partie des fidèles. Il touche tous ceux qui, dans la fidélité au Magistère ont accepté de plein cœur cet enseignement, qui ont conformé leur vie conjugale à ces exigences – même héroïquement vécues –, qui y ont trouvé un véritable équilibre de vie, une vraie sainteté dans le mariage, qui souvent se sont engagés à l’enseigner à d’autres couples. Pour tous ces fidèles, cette réécriture risque d’apparaître comme un revirement de l’Église, comme une forme de trahison. Ils ne sont pas du tout prêts à faire de la méthode des rythmes naturels une simple soumission à l’écologie pour sauver la planète. Ils ont voulu autre chose. Ils ont cru à l’accession de la sexualité comme force de sainteté. Ils ont suivi l’enseignement de Paul VI, de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI. Pourquoi le «sens de l’histoire du Salut» tournerait-il selon un autre vent ?

Aline Lizott

 

Source et notes

Articles liés

Partages