Cardinal Sandri – Liberté religieuse : la lutte est « bien loin d’être gagnée »

Cardinal Sandri – Liberté religieuse : la lutte est « bien loin d’être gagnée »

Merci de cet honneur qui m’est fait de pouvoir ouvrir le moment de réflexion de cette journée, grâce à la présence de Lord Ahmad di Wimbledon, que je salue respectueusement. Mon intervention veut simplement jeter quelque suggestion, en partant de mon expérience, de ce qu’affirme l’Église catholique sur la liberté religieuse, et en particulier de l’expérience singulière que je vis depuis des années comme préfet de la congrégation pour les Églises orientales : frères et sœurs, au Moyen-Orient comme en Inde, appelés à vivre chaque jour dans des contextes où d’un côté on assiste à des scènes de coexistence et de collaboration quotidienne entre personnes et familles de différentes foi, mais où celles-ci peuvent aussi être en état de grande souffrance quand certains droits fondamentaux de la personne humaine – et le premier de tous celui de la liberté religieuse – sont violés ou du moins non suffisamment garantis en divers lieux de culte non chrétien. Moi-même, comme je vous dirai ensuite, j’ai fait l’expérience d’avoir été accueilli de manière cordiale en divers lieux de culte non chrétien, je pense à la mosquée de Kirkouk en Irak, de celle d’Astana au Kazakhstan, et dans d’autres plus célèbres quand j’ai eu l’occasion d’accompagner divers papes par exemple en Turquie, ou saint Jean Paul II en Syrie.. – mais j’ai aussi recueilli des préoccupations liées à certaines expériences de souffrance et de blessures faites à la liberté religieuse. Je ne peux donc que remercier pour tous ceux qui, au niveau national et international, sont engagés dans la défense de ce droit.

J’ai passé quelques mois de ce nouveau millénaire comme nonce apostolique au Mexique, avant d’être appelé à Rome comme Substitut à la Secrétairerie d’État. Depuis un peu plus d’un an a été canonisé le bienheureux José Sanchéz del Río, un jeune garçon martyrisé à l’âge de 15 ans précisément parce que dans le pays, une violente persécution avait éclaté, prenant pour cible la destruction de ce droit fondamental qu’est la liberté religieuse. Les prêtres se virent forcés à vivre dans la clandestinité, à partir du 31 juillet 1926, quand le ministère sacerdotal, fut interdit et l’exercice du culte soumis à un contrôle strict de l’État. José demande lui-même d’être un martyr tandis qu’il prie sur la tombe du jeune avocat Anaclet González Flores, tué en haine de la foi et maintenant lui aussi bienheureux. Ceux qui ont vu le film Cristiada ont pu apprécier le témoignage de ce jeune dévot au Christ Roi et à la Sainte Vierge de Guadalupe, qui vivait dans le Michoacán. Parfois ces histoires, qui remontent pourtant moins d’un siècle en arrière, nous semblent de beaux tableaux d’époque, à admirer, certes, mais qui ne nous impliquent pas. Je porte au contraire encore dans mon cœur la rencontre et les yeux d’un jeune garçon de l’âge de saint Josè Sanchez Del Rio à Bagdad, en mai 2015. Je venais juste d’achever ma visite et de finir de déjeuner avec un groupe de réfugiés à la cathédrale latine de la ville, et Youssef (je l’appellerai ainsi), m’a pris à part pour me raconter son histoire : son père avait abandonné sa mère. Elle s’était vue forcée de se marier avec un musulman et Youssef, né, baptisé et élevé en chrétien, mais qui n’avait pas encore 18 ans a été enregistré à l’état civil comme fidèle musulman, alors qu’il ne l’était pas. Normalement, toute erreur bureaucratique, si admise, peut trouver une juste solution, mais pas pour Youssef, car dans l’Irak moderne, après les deux guerres du Golfe, pour un jeune ou pour un adulte, la possibilité de changer de religion n’est pas prévue : les discussions qui ont lieu désormais depuis deux ans, font hélas imaginer un scénario sans aucun doute inquiétant. Dans notre contexte occidental, beaucoup auraient probablement suggéré au jeune homme que l’important est de vivre personnellement sa foi, et peu importe ce qui est écrit dans les papiers : quelqu’un aurait même dit que ne pas être chrétien rend moins problématique l’accès à un travail, voire dans l’administration publique. Mais pour Youssef ce n’était pas une question d’étiquette et de dénomination, mais le sens d’une appartenance : je suis chrétien et je lutte pour que cette identité me soit reconnue, et je demande de l’aide pour pouvoir le faire ! La lutte pour l’affirmation de la liberté religieuse est bien loin d’être gagnée.

Ce sont les martyrs de la liberté religieuse, d’hier et d’aujourd’hui, qui nous invitent justement à vivre des défis non dans un esprit revanchard ou comme si nous faisions quasiment partie d’une structure de propagande politique, mais en se comportant en croyants. Ceux qui ont vu et voient ce droit fondamental de la personne humaine mis en discussion, témoignent une adhésion au Seigneur profonde et incarnée, dégagent et libèrent des profondeurs de leur cœur une capacité à « tutoyer Dieu » qui fait du bien à notre foi en Occident parfois vraiment trop endormie.

Il est bon pour tous de rappeler que pour l’Église catholique aussi l’affirmation de la liberté religieuse a demandé une longue prise de conscience, ponctuée de hauts et de bas. Repensons aux paroles de la prière que saint Jean-Paul II prononça pendant la Journée du Pardon du Jubilé de l’an 2000, le 12 mars : « Seigneur, Dieu de tous les hommes, à certaines périodes de l’histoire, les chrétiens se sont parfois livrés à des méthodes d’intolérance et n’ont pas observé le grand commandement de l’amour, souillant ainsi le visage de l’Église, ton Épouse. Montre ta miséricorde à tes enfants pécheurs et accueille notre ferme propos de chercher et de promouvoir la vérité dans la douceur de la charité, sachant bien que la vérité ne s’impose qu’en vertu de la vérité elle-même ». La dernière partie de cette prière trouve son origine dans le premier paragraphe de la Déclaration conciliaire Dignitatis Humanae, sur la liberté religieuse. Cette intuition nous fait du bien : rappeler la Vérité de l’Évangile de Jésus Christ, mais rappeler que Sa force ne vient pas de nous, mais de Lui qui est le Seigneur de l’histoire, et que plus nous laissons notre cœur et notre action se conformer à Lui, plus nous révélerons d’être le sel de la terre et la lumière du monde. Si jadis, nous avons, nous aussi, pensé – selon la compréhensible et diffuse logique du temps – que l’Évangile se conservait parce que le système social l’imposait comme une entité supérieure, et que pour défendre plus le système que l’Évangile certains ont eu des comportements peu évangéliques, voilà que notre disposition actuelle envers nos frères en humanité doit être non pas celle d’une condamnation, mais d’une invitation permanente à se remettre chaque jour en marche. Seul l’homme qui reste pèlerin vers l’Absolu de Dieu dans l’histoire peut arriver à affirmer, comme Dignitatis Humanae que nous venons de citer : « la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part soit des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine telle que l’a fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même. Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil » (n.2).

Le chemin accompli par l’Église pour arriver à cette conscience durant le Concile Vatican II s’est ensuite poursuivi dans les décennies suivantes et jusqu’à nous. Les interventions sur la question de la liberté religieuse sont d’ailleurs nombreuses, qu’il s’agisse de la secrétairerie d’État au Vatican, des représentants pontificaux que sont les observateurs du Saint-Siège près les différentes institutions internationales, en particulier aux Nations Unies à New York et Genève, et à l’Union Européenne et au Parlement européen à Strasbourg et Bruxelles. Il y en a une parmi toutes à laquelle je renvoie, celle que Mgr Paul Gallagher, Secrétaire pour les rapports avec les États a tenue à Milan le 30 mars dernier. Ces discours visent moins à défendre tous les chrétiens qui subissent des persécutions ou des vexations, qu’à promouvoir l’affirmation de ce droit pour tous. Ce point est déterminant, il est question d’une « bataille d’humanité » et pour l’humanité, qui a ses racines dans l’Évangile de Jésus Christ : comme les chrétiens au Moyen-Orient souhaitent y rester comme citoyens à part entière pour contribuer à la construction du bien commun de la société où ils sont insérés depuis des siècles, dans le monde, ils demandent que soit reconnu le droit à la liberté religieuse pour le bien de la dignité humaine. En Occident, nous pensons ce que signifie cela si on l’applique au respect de l’objection de conscience face à certaines pratiques biomédicales qui vont contre ses propres convictions les plus profondes. Le pape François a fait allusion à cette multiplicité de contextes où ce principe est appliqué, à Philadelphie, au cours de son voyage apostolique aux États-Unis: « Dans un monde où diverses formes de tyrannie moderne cherchent à supprimer la liberté religieuse, ou tentent de la réduire à une sous-culture sans le droit de s‘exprimer ouvertement, ou d‘utiliser la religion pour justifier la haine et la brutalité, il est impératif que les disciples des diverses religions joignent leurs voix pour appeler à la paix, la tolérance, le respect de la dignité et des droits d’autrui. »

Pour tout cela, en Orient comme en Occident, nous avons encore et de plus en plus besoin de témoins crédibles de tout ce chemin parcouru. Je voudrais rappeler avant de conclure cette réflexion, la figure de don Andrea Santoro, prêtre du diocèse de Rome tué en Turquie il y a maintenant 12 ans, une figure profondément enracinée en Jésus Christ – au point d’avoir versé son sang avec Son Nom sur les lèvres – et défenseur convaincu de la rencontre, du dialogue, et du respect, dans un contexte de liberté religieuse où il fut capable jusqu’au bout d’aimer la Turquie et le peuple turc. En 2002, il a écrit : « On a besoin de gens qui croient profondément au dialogue, à l’unité et à la communion et en assume, corps et âme, le poids et la fatigue. Il faut chercher les voies pour se parler, pour se connaître, se comprendre. La tentation de se lasser, de s’isoler, de se renfermer dans son propre monde est forte. Il faut qu’en Europe les gens soient disposés à comprendre ce monde si différent du nôtre, ces vastes et divers peuples qui composent le Moyen-Orient, cette réalité musulmane, ces juifs et chrétiens qui, ici, vivent coude à coude, mais se retrouvent de plus en plus côte à côte aussi dans nos nations européennes. Il faut être disposés à aimer, à prier, à entrer dans le cœur souffrant de dieu qui gémit pour ses fils divisés. Enfin, il faut, pour nous chrétiens, regarder le Christ et Le suivre Lui : « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est, comme le sarment, jeté dehors, et il se dessèche ». Tout passe : seule la sainteté traverse les siècles et éclaire le monde. Seul l’amour reste. Il s’agit en fin de compte de commencer à redevenir simplement chrétiens. »

Source et Traduction de Zenit, Océane Le Gall

 

Intervention du Cardinal Sandri lors de l’événement sur le thème de la liberté religieuse organisé par l’ambassade du Royaume-Uni près le Saint-Siège à l’Université pontificale Grégorienne, le 30 janvier 2018

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