Dans le grand bazar de l’Eglise, comment peut-on encore être catholique ?

Dans le grand bazar de l’Eglise, comment peut-on encore être catholique ?

De Louis Cornellier depuis le Québec sur Présence-Info:

En juin 2017, en visite dans mon village natal de Saint-Gabriel-de-Brandon, j’ai assisté à une scène affligeante. Le curé de la paroisse, aux prises avec la vétusté de l’église, avait décidé, sans réelle consultation populaire, que l’heure était venue d’abandonner les lieux et de se réfugier, pour les célébrations, dans la sacristie.

En guise de cérémonie des adieux au temple, le curé avait organisé une foire. Dans l’église désormais dépouillée de ses bancs – le mot «dépossession» s’est imposé à mon esprit —, on pouvait acheter de vieilles babioles vendues au profit de la paroisse. «Venez au Big Bazar du curé!» clamait, en franglais, la promotion de l’événement. Comme requiem, on aurait pu espérer mieux, il me semble.

Les églises de Barrès

Tout en ne pouvant m’empêcher de faire un lien entre le sort de mon église et celui du catholicisme québécois en général, j’ai pensé, alors, au discours de l’écrivain et député français Maurice Barrès, devant l’Assemblée nationale le 16 janvier 1911. Depuis 1905, en France, une loi établit une séparation entre l’Église et l’État. Les lieux de culte demeurent propriété de l’État, mais sont gérés par les groupes religieux. Certains de ces lieux ont un urgent besoin de rénovation. Les plus prestigieux d’entre eux sont pris en charge par l’État, qui assume ainsi son devoir de préservation du patrimoine, mais les autres, les églises ordinaires, sont laissés à l’abandon. Barrès y voit une faute spirituelle et en appelle à une intervention de l’État. Le discours, dont on peut lire de larges extraits dans Les écrivains engagent le débat (Folio, 2017), est magnifique.

Les belles églises, dit Barrès, les plus majestueuses, celles qui ont une valeur historique et patrimoniale évidente, seront préservées grâce à l’aide étatique, et c’est très bien. Mais les autres, celles qui n’ont même pas de potentiel touristique, celles «qui n’ont pour elles que d’être des lieux de vie spirituelle», qu’en fera-t-on? Et Barrès de se lancer dans une apologie de toutes les églises, mêmes les laides et les dédaignées, précise-t-il, qui sont un témoignage du fait «qu’il ne faut pas compter sur le rationalisme non plus que sur la science pour cultiver toute l’âme humaine». Le mot «toute», ici, a son importance. Barrès ne rejette pas la science et le rationalisme. Il souligne seulement leur insuffisance. L’âme, dit-il, a besoin de plus, de ce plus dont les églises, même les moins spectaculaires, ont été le théâtre et le refuge. L’extrait, un peu long, vaut d’être cité.

Sans doute le cours de la vie, la médiocrité et la fatigue des besognes quotidiennes nous empêchent, et nos chétives aventures sont moins fécondes en réflexions que la magnifique détresse de Faust et de Pascal. Cependant, la naissance, la fondation d’une famille, la mort, les extrêmes malheurs comme les maladies inguérissables dont on a l’idée que l’on ne pourra pas guérir, le sens de l’injustice constante et continue de certaines vies ramènent l’attention du plus simple sur ce qu’il y a d’incompréhensible et d’implacable dans la destinée humaine. Le gémissement d’une vieille femme agenouillée dans l’église de son village est du même accent, traduit la même ignorance, le même pressentiment que la méditation du savant et du poète.

L’orateur inspiré conclut son envolée avec une question qui, plus de cent ans plus tard, demeure d’actualité. «Eh bien! lance-t-il, une fois les églises du village jetées par terre, avec quoi donnerez-vous satisfaction à tout ce monde d’aspirations auquel nos églises répondaient?»

Écrivain controversé pour avoir flirté avec l’antisémitisme – une facette insupportable de son œuvre, disons-le clairement —, Barrès, aujourd’hui, ne convainc plus personne avec son lyrisme catholique d’un autre temps. C’était en France, il y a plus d’un siècle, dit-on. Nous sommes ailleurs, maintenant, affirment les dégrisés québécois contemporains. Ailleurs, peut-être, mais plus libres, plus humains, est-ce si sûr?

La nostalgie de Bernard Émond

Bernard Émond en doute. Dans un admirable essai intitulé «Entrer dans une église» (voir Camarade, ferme ton poste, Lux, 2017), le cinéaste, probablement le plus catholique des agnostiques québécois, nous offre, d’une certaine façon, une version actualisée et québécoise du discours de Barrès. Attaché, confie-t-il, à «la simplicité de certaines de nos églises de campagne», Émond témoigne de son besoin du silence qu’il y retrouve. Un silence habité, précise-t-il. Par le divin, évidemment, pour ceux qui y croient, mais par autre chose encore. «Nous vivons dans un monde désenchanté, incertain, oublieux, inquiet, constate le subtil essayiste, et voilà que nous est offert le souvenir, érigé dans la pierre, des croyances et de l’espérance de ceux qui nous ont précédés. Nous aurions tort de rejeter la nostalgie que nous ressentons. Cette nostalgie est l’indice d’un manque, et dans la conscience de ce manque il y a la possibilité de regagner une partie de ce que nous avons perdu.»

Dans le silence d’une église, dans la présence que ce silence rend palpable, Émond entend «le rappel de ce qui a été au centre de la culture occidentale depuis vingt siècles», la voix de nos humbles prédécesseurs façonnés par le christianisme, par la conviction que quelque chose «transcende notre pauvre individualité»; il entend, en écho, le Sermon sur la Montagne, viatique de nos ancêtres, «qui n’épargne ni les riches, ni les puissants, ni les bien-pensants et qui appelle à un engagement dans la cité».

La foi, Émond ne le sait que trop bien, lui qui dit envier les croyants, ne se commande pas et n’est pas le résultat de la volonté, mais la fidélité et la gratitude, elles, se cultivent. Or, par insouciance, par ignorance, constate le cinéaste, par ressentiment contre la culture, ajouterais-je, les Québécois semblent préférer l’oubli, la fuite en avant dans une libération qui tourne à vide. «On vole au-dessus des choses, enfin libres, mais libres pour quoi faire? demande Émond. Pour passer nos fins de semaine au centre d’achats, nos hivers en Floride, nos loisirs dans le premier divertissement virtuel qui s’offre à nous?» Le cinéaste mécréant conclut à «une perte peut-être irréparable», qui n’est évidemment pas sans lien avec la confusion identitaire, à la fois satisfaite et délétère, des Québécois.

Le trésor de Dominique Boisvert

Il serait vain, évidemment, d’espérer une vague de conversions pour sauver le catholicisme québécois. La foi n’est pas une mode qu’on peut relancer au gré des saisons. L’avenir de la mémoire catholique québécoise passe donc par une autre sorte de conversion, culturelle celle-là. Il s’agirait, dans une quête de maturité sociale, comme l’écrit Dominique Boisvert, de «débloquer notre imaginaire collectif», de développer un rapport plus adulte, plus sain, plus cultivé, quoi, avec notre passé catholique.

C’est un fait, écrit Boisvert: «Le Québec doit beaucoup à l’Église.» C’est elle, après la défaite de 1760, qui, en encadrant la société française d’ici laissée à elle-même, a permis notre survivance. Sa position d’autorité a fini par peser lourd sur les consciences, parfois même sur les corps innocents, et il fallait, c’est une évidence, apprendre à s’en libérer pour devenir une société libre et moderne.

Mais, écrit Boisvert, que cinquante ans ou trois générations plus tard le Québec n’ait pas encore “réglé ses comptes” avec ses rancœurs historiques vis-à-vis du catholicisme, c’est l’équivalent pour moi d’adultes qui, au mitan de leur vie, seraient encore “accrochés” aux reproches qu’ils avaient, peut-être avec raison, à l’égard de leurs parents. Il serait sans doute temps “d’en revenir” et de réussir à puiser dans notre héritage ecclésial (comme familial) ce qu’il y a de précieux, sans nous laisser rebuter éternellement par ce qu’il y avait de moins bon ou de problématique.

Dans Québec, tu négliges un trésor! (Novalis, 2015), Boisvert, partisan de la simplicité volontaire et militant pour la justice sociale, vient dire aux Québécois que leur héritage catholique est d’une richesse inouïe. Non pas tant l’héritage matériel que l’héritage spirituel, social et culturel. Nous avons, dans le passé qui nous a faits et qu’on oublie, un trésor de sens, qui vaut encore pour aujourd’hui.

Ce trésor, ce n’est pas l’Église, qui n’en est que la messagère, c’est la Bonne Nouvelle et celui qui l’incarne, Jésus, qui sont des antidotes éternels à l’insignifiance. «Jésus, écrit Boisvert, nous propose le meilleur de ce à quoi tous les humains aspirent: un monde de paix et de justice, où le partage et la fraternité sont la norme, où les plus faibles sont particulièrement protégés, où le pouvoir est exercé comme service, où les conflits ne se résolvent pas par la violence et où la mort n’a pas le dernier mot.» Le message est universel, bien sûr, mais je ne peux m’empêcher de lui trouver un esprit particulièrement québécois. Me semble que ça nous ressemble, non? Dans nos meilleurs moments, du moins.

L’Évangile, continue Boisvert, c’est moins d’argent et plus de convictions et d’engagement, c’est le souci des plus pauvres et des plus fragiles avant le nôtre, c’est la culture de l’âme plutôt que la vitesse et l’efficacité, c’est le service avant le pouvoir et, par Jésus et Jean le baptiste, notre inspirant patron national, c’est «la liberté absolue à l’égard de tous les pouvoirs et de toutes les peurs».

Il n’est nul besoin d’être croyant pour reconnaître dans ce programme un héritage de grande valeur puisque «le message du Christ, note Frédéric Lenoir, s’est échappé de l’Église pour revenir dans le monde sous une forme laïcisée». Or, devant l’oubli de ce trésor et de sa généalogie, les catholiques québécois ont une responsabilité particulière.

Style et survivance

Boisvert raconte que Fernand Dumont, avant de quitter ce monde, avait confié à l’équipe du Centre justice et foi «sa préoccupation devant la discrétion inquiétante des chrétiens dans l’espace public québécois». Dumont s’attristait du silence des croyants dans une société où leur parole pleine de sens était pourtant nécessaire, «comme si ceux et celles qui étaient habités et nourris par leur foi au Dieu de Jésus avaient honte ou peur d’en témoigner», résume Boisvert.

Être digne de saint Jean-Baptiste, en 2018, signifie peut-être surmonter cette honte et cette peur, afin de dire à nos amis et à nos compatriotes, croyants ou non, que la Bonne Nouvelle qui nous inspire n’a pas de date de péremption et est aussi pour eux. Il ne s’agit pas, pour les catholiques québécois, de faire du prosélytisme au sens propre du terme, mais de se faire les hérauts du trésor culturel, au sens fort du terme, cette fois, qu’ils portent dans des vases d’argile, afin qu’il ne meure pas en nos terres.

«On peut considérer, écrit Jean-Pierre Denis, éditorialiste du magazine La Vie (31 mai 2018), qu’il n’y aura plus de pays catholique ou de société catholique […]. Le catholicisme devient alors un “style”, pour parler comme le théologien Christoph Theobald. Cela n’a rien de superficiel: on sait que “le style, c’est l’homme”.»

La survivance n’est pas indigne et est préférable à la vie insignifiante. Cela vaut pour l’église de mon village, pour le catholicisme québécois et pour le Québec lui-même.

Source: Présence info:

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