John Stuart Mill et le discours de la haine

John Stuart Mill et le discours de la haine

Un article de David Carlin publié dans The Catholic Thing traduit par Yves Avril dans France-catholique :

Le livre de John Stuart Mill Sur la liberté (On liberty, 1859) est le grand document fondateur de la théorie de la morale, celle qui domine aujourd’hui : je veux dire le libéralisme moral, la théorie qui dit que, pour les adultes, toute conduite est moralement permissible pourvu qu’elle ne cause pas du tort aux autres. C’est le fameux Principe de la Liberté Personnelle de Mill, un principe qui a conduit les Américains – ou, en tout cas, ces Américains très influents qui forment l’opinion publique dans ce pays – à soutenir la liberté sexuelle, l’avortement, l’homosexualité, le mariage unisexe et (bientôt) l’euthanasie.

Il n’est pas sûr, en fait, que Mill quand il écrivait On Freedom ait entendu son principe comme un principe de morale. Je soupçonne qu’il le présentait simplement comme un principe de tolérance légale et sociale. Pourtant aujourd’hui il est généralement interprété comme un principe de moralité. De plus, si vous combinez On Freedom avec un de ses livres ultérieurs, Utilitarianism (1863), on peut en tirer argument pour soutenir que ce fameux principe est réellement un principe de morale. (Je le note, en en faisant juste une question de précision philosophique, en passant). D’où, vous pouvez tout faire du moment que vous ne causez aucun tort à une autre personne. Mill énumère les trois catégories de tort possible :

Tort physique. Donc, je ne dois pas vous empoisonner ou vous casser ue jambe.

Tort fait à la propriété ou à l’argent. Donc, je ne dois pas vous faire les poches ou tirer sur votre chien ou incendier votre maison.

Tort fait à la réputation. Donc, je ne dois pas vous calomnier ou vous diffamer.

J’ai toujours trouvé étrange que Mill n’ait pas inclus dans sa liste une quatrième sorte de tort, le tort émotionnel. Car il est tout à fait clair qu’il y a des gens qui infligent des blessures émotionnelles aux autres. C’est spécialement le cas dans beaucoup de relations intimes : parents à l’égard de leurs enfants, enfants à l’égard de leurs parents, époux entre eux, jeunes ami(e)s entre eux. Peut-être le moyen le plus efficace de blesser ceux qu’on aime est de heurter leurs sentiments.

Je me suis toujours imaginé qu’il y avait deux raisons à ce que Mill ait laissé à l’écart de sa liste les sentiments blessés.

La première, c’est qu’une certaine dose de souffrance émotionnelle est inséparable de quelques-unes des meilleures caractéristiques de la vie moderne. Dans un système économique concurrentiel, il est inévitable que beaucoup d’affaires fassent faillite et que les propriétaires de ces affaires soient gravement blessés quand ces affaires font faillite.

De même dans un système politique démocratique, ceux qui ont été battus dans des élections vont s’en trouver gravement blessés. (En tant que vieux politicien plusieurs fois battu dans des élections, je peux personellement témoigner que perdre une élection est une veritable souffrance).

Allons-nous donc supprimer la concurrence capitaliste, à cause des blessures de ceux dont les affaires ont échoué, ou la démocratie à cause des blessures des politiciens battus aux élections. Bien sûr que non.

Autre raison : Mill craignait que les ennemis du progrès social puissent tirer argument contre le changement progressiste du fait qu’il blessait leurs sentiments. Les conservateurs s’opposeraient à l’égalité des femmes (dont Mill était un grand partisan) pour la raison que ce serait faire violence à des sentiments honnêtes. Et les propriétaires d’esclave s’opposeraient à l’émancipation pour les mêmes raisons, c’est-à-dire que la liberté des noirs serait une atteinte à des sentiments humains normaux.

Mais peut-être Mill avait-il la prémonition de ce que certains, au début du XXIe siècle, pourraient faire du problème des « sentiments blessés ».

Ce ne sont pas seulement quelques personnes (des libéraux et des progressistes) qui réclament qu’on impose des limites aux discours qui sans utilité causent des blessures, car offenser les sentiments de quelqu’un est une façon de lui faire du tort. Des appels à imposer ces limites, on les trouve naturellement surtout sur les campus des collèges et des universités.

Ainsi la mention du mot “viol” par un professeur peut provoquer des sentiments douloureux à des étudiantes qui soit ont été victimes d’une agression sexuelle soit craignent d’en être victimes un jour. De la même façon une manifestation contre l’avortement sur un campus pourrait causer des blessures douloureuses à des étudiantes (ou à des femmes professeurs) qui ont eu des avortements ou qui ont de fortes sympathies pour les femmes qui trouvent nécessaire à un certain moment de leur vie de recourir à l’avortement.

Pour ces gens, un respect honnête des sentiments des femmes exige que certains sujets ne soient pas mentionnés.

Et ce qui est même plus évident – encore une fois pour certaines personnes – c’est la nécessité de limites (et pas seulement sur le campus) dans le « discours de haine », qui est un discours qui vise à dégrader et à diminuer les femmes, les noirs, les hispaniques, les étrangers sans papiers, les musulmans, les gays , les lesbiennes, les transgenres, et d’autres qui n’arrivent pas à se conformer à l’idéal américain du « mâle blanc chrétien hétérosexuel ».

Non seulement ce genre de discours blesse des sentiments des femmes, des noirs, des gays etc… et les blesse très durement, mais (c’est ce quon dit alors) il encourage des personnes à procéder à des actes discriminatoires envers les personnes de ces groupes qui, à cause de ce discours de haine, sont souvent perçues comme étant moins que des êtres pleinement humains.
Mais (demandé-je) comment suis-je capable de déterminer si, disons, une critique de l’homosexualité est motivée par la haine et opposée à la conviction intellectuellement honnête que l’homosexualité est en désaccord avec la loi naturelle. « Ne faites pas l’idiot » me répond-on. « La critique de l’homosexualité est ipso facto un discours de haine. De même la critique de l’islam. De même la critique de l’immigration illégale. Et de même celle du transgenre. Point n’est besoin de vous défendre en nous disant que votre critique a des bases rationnelles. Nous savons ce qui vous motive. La haine. Et en Amérique il ne devrait pas y avoir de place pour la haine. »

« Mais alors la liberté d’expression ? » demandé-je.

« Est-ce liberté d’expression que de tirer sur un théâtre bondé ? Liberté d’expression de diffamer autrui ? Liberté d’expression de comploter pour piller une banque ou commettre une trahison ? Pourquoi, alors, devrait-il y avoir liberté d’expression pour blesser les sentiments d’autrui ? »

Les chrétiens sont de plus en plus cernés par les murs de l’intolérance. La proclamation de nos croyances, spécialement de nos croyances morales, cause (allègue-t-on) de la souffrance aux autres. Donc ces proclamations doivent cesser.

Je me plais à rappeler que Mill, ce célèbre libéral, ne serait pas d’accord.

24 août 2018

David Carlin est professeur de sociologie et de philosophie au Community College de Rhode Island, et l’auteur de The Decline and Fall of the Catholic Church in America.[“Le déclin et la chute de l’Eglise catholique en Amérique”]

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