“Le marché des bébés” pèse autour de 4 milliards de dollars aux USA

“Le marché des bébés” pèse autour de 4 milliards de dollars aux USA

Parce qu’ils sont infertiles, gays, concentrés sur leur carrière ou trop âgés, un nombre croissant de couples américains se tournent vers les mères porteuses. De plus en plus de femmes congèlent leurs ovules, voire des embryons. On estime que le «marché des bébés» pèse autour de 4 milliards de dollars aux États-Unis. Et ce n’est qu’un début.

Le cabinet est situé en face du Metropolitan Museum, sur la Ve avenue de New York. Au mur sont accrochées quelques toiles de maître dont un Miró – «un vrai!” précise Majid Fateh. Installé dans le chic Upper East Side depuis une trentaine d’années, cet obstétricien a fait fortune dans un «business» qui n’existe pas en France: celui des bébés. Il a créé le New York Fertility Institute, qui propose tous les services imaginables autour de la conception: la fécondation in vitro, bien sûr, mais aussi la congélation d’embryons, la vente d’ovules et de sperme, les mères porteuses et les diagnostics préimplantatoires – qui permettent d’étudier l’ADN des embryons afin de sélectionner les meilleurs. Majid Fateh est surtout passé maître dans la sélection des sexes: «Je suis le premier à avoir lancé ça à New York. C’est très populaire et tellement simple: on prend un ovule, on le fertilise avec des spermatozoïdes et si l’embryon correspond au sexe souhaité par les parents, on l’implante dans l’utérus.» Illicite dans la plupart des pays d’Asie et d’Europe (dont la France), la pratique est parfaitement légale aux États-Unis… Une aubaine pour Majid Fateh, qui draine une clientèle du monde entier: «Je reçois beaucoup de Français, de Scandinaves, d’Irlandais et d’Italiens.» Le service est facturé 15000 dollars. Et Majid Fateh n’est pas du genre à s’encombrer de questions morales: «Les Chinois et Indiens nous demandent surtout des garçons. Chez les Européens, c’est parfaitement équilibré entre garçons et filles.» Qu’on ne vienne pas, en revanche, lui demander l’argent qu’il en tire: «Je n’en sais rien. Je n’ai pas l’impression de faire du business. C’est tellement gratifiant de faire naître des bébés et de rendre nos clients heureux.»

La dernière tendance à New York? La congélation d’embryons. Elle s’adresse aux couples qui ne veulent pas compromettre ou ralentir leur carrière en ayant des enfants dès leurs premières années d’union. Parmi eux, des pontes de la finance, de la publicité et du droit. Les agences de fertilité leur proposent de geler cinq embryons, qui pourront se développer dix ou vingt ans plus tard dans l’utérus de la mère. La procédure coûte, au total, l’équivalent de 20000 dollars. La congélation d’ovules est aussi devenue monnaie courante. Les entreprises de la Silicon Valley n’y sont d’ailleurs pas pour rien: depuis trois ans, Apple et Facebook proposent à leurs salariées de financer le «service» à hauteur de 20000 dollars. Le montant correspond à la congélation d’une vingtaine d’oeufs – chiffre idéal selon les médecins. Facebook subventionne aussi le recours aux mères porteuses. Ces programmes rendent-ils vraiment service aux femmes? Certains en doutent: «Avec ces prétendus progrès sociaux, les entreprises laissent entendre que le travail passe avant la famille et la santé. Elles poussent les femmes à travailler au maximum quand elles sont fécondes et à espérer que leurs ovules congelés fonctionnent quand elles ne le sont plus», dénonce Harriet Minter, en charge de la question des femmes pour le quotidien britannique The Guardian. Les entreprises sont toutefois de plus en plus nombreuses à suivre l’exemple d’Apple et Facebook. «On travaille désormais avec des sociétés de toute taille et de tout secteur», affirme Gina Bartasi, PDG de Progyny, une entreprise située à New York qui commercialise des programmes de fertilité pour les entreprises.

Le succès est tel que certains se demandent si la congélation d’ovules ne va pas se banaliser, au même titre que la pilule contraceptive dans les années 70. L’écart entre les tarifs – quelques dollars pour la seconde et des dizaines de milliers pour la première – rend la comparaison hasardeuse. Mais cela n’empêche pas Beth Seidenberg, une investisseuse qui finance plusieurs start-up du secteur via son fonds KPCB, de rapprocher les deux pratiques: «La pilule a permis de libérer la femme, en lui donnant le choix du moment où elle faisait des enfants. La congélation d’ovules procède de la même logique: elle permet aux femmes de maîtriser encore mieux leur calendrier.» Dans les faits, les entreprises américaines font encore la différence: si elles sont 89% à financer la contraception de leurs salariées via des contrats d’assurance-santé, elles ne sont que 29% à subventionner leurs programmes de fertilité, qu’il s’agisse de congélation d’ovules, de fécondation in vitro ou de gestation pour autrui (GPA). «On fait tout pour que ces deux chiffres se rejoignent», indique Beth Seidenberg. Des soirées sont ainsi organisées à New York ou Los Angeles pour banaliser l’acte. Baptisées «egg freezing parties» (soirées «congélation d’ovule”), elles permettent aux femmes de poser toutes les questions sensibles à des obstétriciens, dans une ambiance de discothèque plutôt que dans celle, plus intimidante, d’un cabinet médical.

Déléguer sa grossesse… discrètement

Les New-Yorkais ont également de plus en plus recours aux mères porteuses. «C’est devenu la routine”, dit Majid Fateh. Certains de ses clients ne peuvent pas avoir d’enfants parce qu’ils sont infertiles, homosexuels, célibataires ou trop âgés. «Nous ne portons aucun jugement sur l’âge des parents, c’est leur problème. Nous avons une cliente de 60 ans qui a récemment eu recours à une mère porteuse», explique-t-il. Des femmes viennent aussi le voir, qui préfèrent déléguer leur grossesse plutôt qu’interrompre leur carrière ou «abîmer» leur corps. «C’est un cas très minoritaire. Mais j’accepte tout, je ne suis pas là pour juger.» Majid Fateh reçoit ainsi beaucoup de stars de Broadway et d’Hollywood qui viennent à New York parce que c’est «plus discret que Los Angeles». Car si les mères porteuses sont légion, elles relèvent encore du tabou: «Je croise parfois mes clientes dans les soirées cocktail. Au regard qu’elles me jettent, je sens bien qu’elles n’ont pas envie que je leur dise bonjour.» Le plus étonnant est que le recours aux «surrogate mothers» est interdit à New York. Mais les agences n’ont aucun mal à contourner la loi, qui diffère d’un État à l’autre: elles recrutent des femmes dans ceux où la pratique est légale (Virginie, Pennsylvanie, Californie, etc.). Celles-ci viennent rencontrer les futurs parents à New York pour faire connaissance et aborder les sujets qui fâchent: sont-elles prêtes à enfanter des jumeaux ou des triplés? À avorter en cas de handicap? À aider un couple homosexuel? Si les deux parties s’entendent sur ces questions essentielles, la mère porteuse est inséminée et s’en retourne chez elle pour neuf mois de gestation.

C’est ce parcours qu’ont vécu Rob et Luca, un couple qui habite Manhattan depuis une quinzaine d’années. Les deux hommes ont fait appel à une mère porteuse dans le Wisconsin, qui leur a donné une fille, Julia. La procédure leur a coûté 110000 dollars. La mère porteuse, Beth, a reçu 40000 dollars. L’agence qui a organisé la «rencontre» entre elle et les futurs parents a engrangé 20000 dollars. La clinique a prélevé 40000 dollars de frais médicaux. Les avocats, chargés de rédiger le contrat entre les différentes parties, ont gagné 10000 dollars. Rob et Luca ne sont toutefois pas très à l’aise quand on en vient à parler d’argent. «Ce n’est pas comme d’acheter des chips: personne n’a envie de reconnaître la dimension commerciale des bébés», pointe Debora Spar, auteur d’un livre de référence sur le sujet, The Baby Business: how money, science and politics drive the commerce of conception. Le «business» ne répond d’ailleurs pas vraiment aux habituelles règles de marché. «Le désir d’enfant peut rapidement tourner à l’obsession. Le prix est moins important que sur un marché classique, poursuit Debora Spar.Ce qui est paradoxal, c’est que 90% de la population fabrique gratuitement des bébés. Les autres paient entre 25000 et 150000 dollars selon les traitements. Il n’y a pratiquement aucun marché où l’on trouve une telle distorsion.»

D’argent, on en parle donc le moins possible: les Américains disent que les ovules sont «donnés» alors qu’ils sont vendus à des prix variables, parfois exorbitants, selon les qualités physiques et intellectuelles des donneuses. Le médecin Majid Fateh a, lui, pris l’habitude de recruter les donneuses d’ovules à l’université de Columbia, l’une des meilleures du pays. Tous les quatre mois, il publie des annonces dans le journal universitaire. Les étudiantes qui mesurent plus de 1,75 m et affichent d’excellents résultats au SAT – l’équivalent du bac – peuvent monnayer jusqu’à 40000 dollars leur lot d’ovules. Les femmes «normales» se contentent de 10000 dollars. Rien n’est laissé au hasard. Les donneuses doivent remplir un dossier d’une trentaine de pages, dans lequel elles détaillent leurs caractéristiques physiques et intellectuelles, leur vie sexuelle, leurs talents artistiques et leurs habitudes alimentaires. «Nos clientes en savent plus sur la donneuse qu’elles n’en sauront jamais sur leur mari!” plaisante Majid Fateh. Les ovules asiatiques sont ceux qui se vendent le mieux, les Japonaises et les Coréennes étant très réticentes à l’idée de vendre les leurs. Idem pour le Moyen-Orient, où l’offre est très inférieure à la demande.

Le Canada et l’Europe bien plus restrictifs

Né il y a une trentaine d’années, le marché des bébés est ainsi en pleine expansion aux États-Unis. Entre les mères porteuses, le don de sperme, la congélation d’ovules et les traitements de fertilité, il représente l’équivalent de 4 milliards de dollars par an, selon le cabinet Harris Williams & Co. Les États-Unis occupent une place à part: c’est le seul pays occidental à autoriser la commercialisation de l’utérus, des ovules et du sperme. Les Britanniques et les Canadiens offrent un dédommagement aux mères porteuses, mais seulement à hauteur de leurs frais de grossesse (soins médicaux, habillement, etc.). Elles n’ont donc aucune incitation financière à le faire. «On ne rémunère pas le don du sang. Il n’y a aucune raison de commercialiser les ovules, le sperme ou les mères porteuses”, fait valoir Abby Lippmann, professeure à l’université McGill de Montréal. La France et l’Allemagne vont encore plus loin, puisqu’ils interdisent toute forme de gestation pour autrui, y compris bénévole (lire encadré p. 20). Hors d’Amérique, la rémunération des mères porteuses se pratique dans certains pays émergents (Inde, Thaïlande, Ukraine, Mexique, etc.), à des prix d’ailleurs souvent deux fois moindres. Mais avec leur horde d’avocats et de médecins, les États-Unis ont tendance à rassurer. Ils accaparent donc, logiquement, la majeure partie du «business». Toutes les agences américaines en témoignent: le tourisme des bébés s’est beaucoup développé ces dernières années. Il y a quatre ans, la clientèle internationale ne représentait que 20% des dossiers déposés auprès de Stuart Bell, qui dirige l’une des trois plus grosses agences du pays (Growing Generations). Aujourd’hui, c’est plus de la moitié.

Les affaires sont d’autant plus florissantes que les procédures d’adoption ont été durcies: une convention internationale a réduit les possibilités d’adoption à l’international. Le texte instaure un principe de subsidiarité, selon lequel une solution locale doit d’abord être recherchée pour l’enfant abandonné par ses parents, soit dans sa famille élargie, soit dans son pays. Pour les Occidentaux en mal d’enfants, le recours aux mères porteuses a donc souvent pris le relais. Quelque 2000 d’entre elles donnent ainsi la vie chaque année aux États-Unis, un nombre qui a triplé depuis dix ans, selon la Société américaine pour la médecine reproductive. Les estimations restent toutefois hasardeuses, car ces naissances ne sont pas documentées au niveau national. Parmi les dizaines d’agences présentes aux États-Unis s’imposent trois mastodontes, qui «réalisent» chacune des centaines de grossesses par an: deux sont basées à San Francisco (Center for Surrogate Parenting et Growing Generations), la troisième à Boston (Circle Surrogacy). Mais celles-ci ne cherchent guère la publicité – particulièrement depuis l’élection de Donald Trump, qui semble pointer vers plus de conservatisme sur ces questions: «Il n’est plus possible de voir des journalistes depuis l’élection: les articles sur les mères porteuses sont constamment exploités par nos détracteurs, quand bien même ils seraient positifs. J’espère que le futur nous permettra de travailler dans un environnement plus tolérant», nous écrit Jamie Manning, directeur marketing chez Circle Surrogacy. Impossible, donc, de savoir quelle est l’ampleur exacte de leur activité ou celle de leurs concurrents: «Je pense que les acteurs du secteur sous-estiment la pratique pour ne pas attirer l’attention: on compte certainement beaucoup plus que 2000 mères porteuses par an», estime Mary Murphey, qui gère elle-même une petite agence dans le Wisconsin.

Le business des bébés laisse d’autant plus songeur qu’il échappe pratiquement à toute réglementation – les rares contraintes étant celles que s’impose la profession elle-même, la fameuse Société américaine pour la médecine reproductive. Une sombre affaire a néanmoins éclaté dans les années 80, qui a obligé à fixer quelques garde-fous. L’Amérique s’en souvient comme de l’affaire «Baby M»: après neuf mois de grossesse, une certaine Mary Beth Whitehead a refusé de donner le bébé qu’elle portait au père biologique et à son épouse. Le foetus avait été conçu à partir de ses propres ovules: elle était la mère biologique. Après plusieurs rebondissements, les juges ont finalement refusé de lui confier la garde de l’enfant. On comprend mieux que les avocats exigent aujourd’hui que l’ovule ne soit pas celui de la mère porteuse, afin qu’elle n’ait aucun lien génétique avec le nourrisson. Les agences de fertilité privilégient aussi les mères porteuses ayant fini de créer leur propre famille – la tentation de garder le bébé étant alors moins grande. Il s’agit donc de femmes ayant, la plupart du temps, entre 35 et 40 ans. Mais au-delà de ces quelques règles de bon sens, les États-Unis ne se posent guère de questions. «Les Américains sont tellement obsédés par la consommation, tellement englués dans cette approche «J’ai le droit d’avoir un bébé» qu’ils préfèrent fermer les yeux sur les questions éthiques», déplore Abby Lippman, de l’université McGill. «Il n’y a aucune barrière à l’entrée. N’importe qui peut créer une agence de mères porteuses, c’est terrible, s’alarme Mary Murphey, dans le Wisconsin. Vous n’imaginez pas ce que je vois. Dernièrement, une agence a choisi une mère porteuse de 48 ans qui avait déjà eu cinq enfants. Elle attend actuellement des triplés pour un homme de 50 ans. C’est n’importe quoi!»

Les problèmes viennent toutefois moins souvent de la mère porteuse que des futurs parents. Certains d’entre eux n’ont plus envie de recevoir leur bébé – parce qu’ils divorcent ou que le foetus présente une anomalie par exemple – et demandent à la mère porteuse de le garder. «Nous avons eu 81 cas de ce type à l’échelle du pays. Seules 35 mères porteuses ont posé problème en souhaitant garder l’enfant. Dans 24 cas, c’était leurs propres ovules – une situation qui n’est plus possible aujourd’hui, puisqu’elles doivent désormais se faire féconder par les ovules d’une autre», explique Andrew Vorzimer, un avocat spécialiste du secteur à Los Angeles. Les déboires juridiques sont encore plus importants pour les Français qui reviennent avec un enfant conçu aux États-Unis: la gestation pour autrui étant illégale dans l’Hexagone, il est très difficile de faire reconnaître le bébé par l’état civil (lire encadré ci-dessous). Ces «fantômes de la République”, comme on les surnomme, seraient environ 2000 en France. Un nombre bien faible au regard des 800000 naissances qui ont lieu chaque année dans le pays, mais suffisamment important pour régulièrement déchirer les pro- et anti-GPA.

Source : LES ECHOS

Articles liés

Partages