L’enjeu des reproches au pape et au Cal Barbarin : la non-soumission inconditionnelle au principe de précaution

L’enjeu des reproches au pape et au Cal Barbarin : la non-soumission inconditionnelle au principe de précaution

par Fr. Jean-Miguel Garrigues o.p. sur France-catholique 

Un ami m’a interrogé sur le fond de ce que dénonce l’ancien nonce Vigano de la manière inadmissible que l’on sait. Y a-t-il eu de la part des précédents papes et (ou) du pape François une grave négligence, voire – sous-entend-t-on seulement pour ce dernier – une complicité implicite, quand ils ont laissé longtemps « impuni » l’évêque, puis cardinal McCarrick ?

Je crois qu’il y a eu dans les faits un enchaînement plus que malheureux qui a échappé à trois papes successifs. Le problème qui est à la base de l’affaire McCarrick c’est qu’aucun des séminaristes molestés ne l’a jusqu’à maintenant accusé auprès de la justice américaine, ni auprès d’autres évêques et (ou) du nonce aux Etats-Unis. Pour quelle raison ? On se perd en conjectures : complicité (McCarrick les choisissait probablement en fonction d’une certaine fragilité affective qu’il pressentait en eux), arrivisme (crainte d’avoir à être confrontés à un cardinal), mais sans doute aussi pour une part traumatisme (les victimes d’abus sexuels n’arrivent à parler que longtemps après). Or, en l’absence de témoignages directs, ceux qui ont alerté les autorités romaines, comme le nonce Vigano lui-même, ne pouvaient le faire que sur la base de “rumeurs”. Une rumeur peut être très répandue, elle peut représenter un indice pour une enquête de police, mais elle ne constituera en aucun cas par elle-même une preuve en justice.

Aujourd’hui le principe de précaution est devenu l’impératif catégorique de nos sociétés, jusqu’à conduire bien des média et une grande partie de l’opinion à piétiner la présomption d’innocence et la prescription. Mais ce changement dans la sensibilité commune, la hiérarchie de l’Église a tardé à le percevoir. Jean-Paul II, c’est connu, en l’absence de témoignages directs, se refusait à prêter l’oreille à des accusations d’immoralité contre des prêtres et des évêques, car il avait été rendu (trop ?) soupçonneux contre des accusations de ce type dont le régime communiste était coutumier en Pologne. Il a néanmoins demandé en 2002 la démission de l’archevêque de Poznam dès que la psychiatre, une de ses amies personnelles, à laquelle des séminaristes s’étaient plaints d’abus sexuels de la part de ce prélat se fut portée garante des accusations. Rien de tel pour McCarrick. C’est ainsi que, comme le cardinal archevêque d’Édimbourg Keith O’Brien avant lui, il a pu devenir archevêque de Washington et cardinal sous son pontificat. Benoît XVI n’a pas osé aller, à l’encontre d’un cardinal soupçonné sans accusations directes, au-delà d’une injonction privée de vie cachée, que celui-ci n’a pas suivie et qui a été tolérée par ce pape, même à plusieurs reprises en sa présence.

Quand François est arrivé, McCarrick semblait donc un cardinal honoré par tous, y compris par le pape précédent. Ce que l’ex nonce Vigano a pu dire au pape François au sujet d’un dossier sur McCarrick existant au Vatican pouvait apparaître en conséquence comme une de ces cabales que la curie romaine a connues ces dernières années et que le nouveau pape n’avait pas à faire sienne sans autre forme de procès. Qu’aurait-il pu faire d’ailleurs ? McCarrick, très vieux, n’était plus évêque en exercice et ne représentait donc plus un danger pour des séminaristes. Fallait-il l’humilier publiquement et lui retirer son cardinalat « honoraire » (il avait plus de 80 ans et ne voterait plus dans un conclave), toujours en l’absence de témoignages directs ? On est ainsi arrivé jusqu’à 2018, l’année en cours. Alors seulement une accusation directe a été portée contre McCarrick par un homme qui avait été victime il y a très longtemps d’un acte de pédophilie. Sans même attendre la décision de la justice américaine, le pape François a alors – principe de précaution oblige – privé McCarrick de son cardinalat « honoraire » et lui a donné publiquement l’ordre de vivre désormais retiré dans la prière et la pénitence.

On est en présence, avec la demande de démission du pape par l’ex nonce Vigano, d’un phénomène, non pas identique, mais analogue à ce qui s’est produit à Lyon, lorsqu’un prêtre du diocèse a demandé publiquement au cardinal Barbarin de démissionner pour négligence coupable. Dans les deux cas il y a eu objectivement des erreurs d’appréciation de la part des prédécesseurs du pape et de l’archevêque, dont on leur fait porter maintenant la responsabilité, à eux qui ont seulement hérité d’une situation qu’ils n’ont pas créée. En effet, qui a fait de McCarrick un évêque puis un cardinal, qui a ensuite toléré le premier qu’il continue à parader même après sa retraite ? Certainement pas le pape François. Qui a manqué de vigilance à l’époque où le prêtre Preynat commettait ses actes pédophiles ?

Certainement pas le cardinal Barbarin. On lui reproche de ne pas avoir dénoncé le prêtre pédophile, mais ces actes avaient pris fin quinze ans avant et leur auteur n’a plus que l’on sache récidivé depuis lors. Mais le pape et l’archevêque étant en charge, on peut demander leur démission en guise de boucs émissaires ou (et) parce qu’il déplaisent pour des raisons autres que l’on n’invoque pas.

Dans les deux cas on accuse le pape et l’archevêque de Lyon de n’avoir pas appliqué dès leur arrivée en charge le sacrosaint principe de précaution. Dans le cas du prêtre Preynat, après avoir été longtemps écarté, il a été nommé par le cardinal Barbarin à une paroisse parce que, en raison de la prescription, il n’y avait plus de charges contre lui devant la justice française, parce qu’il n’avait plus fait parler de lui depuis de longues années et que le manque de prêtres était dramatique dans le diocèse. Il n’y a d’ailleurs pas eu de plaintes contre lui au cours de ce dernier ministère. Dans le cas de McCarrick, parce que, jusqu’en 2018, on ne le soupçonnait pas d’un acte de pédophilie mais, et toujours sur de simples rumeurs, d’une grave inconduite morale avec de jeunes adultes. L’éventuelle accusation d’abus sexuel par personne ayant autorité ne reposait que sur des on-dit sans témoignages directs et n’avait pas motivé une action de la justice américaine. Par ailleurs, McCarrick, étant à la retraite et n’exerçant plus aucune autorité épiscopale, ne représentait plus un risque réel pour de jeunes clercs. Il ne lui restait plus que son cardinalat honoraire. Fallait-il aller, encore une fois sans preuves ni même accusations, jusqu’à cette ultime humiliation ? Dès qu’est survenue à son encontre l’accusation directe d’un crime pédophile, le pape François n’a pas hésité à lui imposer publiquement cette peine, avant même que la justice américaine se soit prononcée.

Ce dont on accuse en fait aujourd’hui les papes successifs et l’archevêque de Lyon c’est de ne pas avoir poussé ce sacrosaint principe de précaution jusqu’à ses extrêmes conséquences en ne voulant pas créer une catégorie de suspects stigmatisés publiquement comme pestiférés et privés de leurs droits par avance, sans qu’il y ait encore de témoignages directs recevables en justice. Ces « lanceurs d’alerte » qui les mettent au pilori ainsi que ceux qui leur font chorus dans les média et l’opinion se rendent-ils compte du danger qu’il y a à créer, antérieurement ou en dehors de toute accusation reçue en justice, une catégorie de “suspects” ? Depuis l’infâme Loi des Suspects de la Convention jusqu’à la tristement célèbre Commission contre les Activités Anti-américaines du sénateur McCarthy, on sait pourtant sur quelles chasses aux sorcières et sur quels abus débouche une telle logique du soupçon.

Les catholiques du moins devraient être alertés par une opinion que l’on répand actuellement dans nos sociétés, toujours en vertu du principe de précaution, et qui voudrait exiger que les crimes de pédophilie soient dénoncés en justice par les confesseurs qui viendraient à les connaître, même si c’est uniquement par l’aveu du pénitent dans la confession. Se rend-on compte que notre société risque de glisser peu à peu vers le cauchemar de ce monde futur imaginé par Spielberg dans son film Minority Report, où les personnes soupçonnées d’être simplement enclines à commettre un crime sont congelées dans des containers cryogéniques, avant toute mise en œuvre de leur part, par une intervention préventive de la police ?

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