Les non-binaires contre-attaquent

Les non-binaires contre-attaquent

de Bernard Quiriny dans le Point.fr:

Un extrait d’Arrêt sur images tourne en boucle sur Internet : on y voit l’animateur Daniel Schneidermann se faire reprendre par un invité, Arnaud Gauthier-Fawas, offusqué d’avoir été présenté comme un homme. « Je ne suis pas un homme, Monsieur. – Vous n’êtes pas un homme ? – Ah non. Non, non. Je ne sais pas ce qui vous fait dire que je suis un homme mais je ne suis pas un homme. » Avec sa barbe, sa voix et sa musculature, il ne donne pourtant pas l’impression d’être une femme. « Il ne faut pas confondre identité de genre et expression de genre, sinon on va déjà mal partir. » Ah oui. C’est vrai, il ne faut pas confondre. Et l’intéressé de conclure : « Je suis non binaire, donc ni masculin ni féminin. » Schneidermann, penaud, présente aussitôt ses excuses. On croit que le débat est clos, mais non : comme un autre invité déplore que les personnes sur le plateau soient toutes blanches, Gauthier-Fawas fait la grimace. Nouveau flottement. Schneidermann plaisante : « Il va nous dire qu’il n’est pas blanc. » Réponse : « Ben, non. Je suis à moitié libanais. » Cette séquence donne lieu depuis quelques jours à des détournements innombrables, chacun cherchant quelle nouvelle dénégation surréaliste à imputer à notre non-binaire semi-libanais qui, qu’on se le tienne pour dit, n’est pas celui qu’il paraît mais celui qu’il dit être.

Tout cela m’a rappelé le faux dialogue philosophique imaginé jadis par Castoriadis pour ironiser sur le relativisme : « – Vous vous contredisez. – Que veut dire vous ? Je ne suis pas moi. » À peu de choses près, on en est là, avec des gens qui désormais s’offusquent qu’on les étiquette en fonction de leur apparence, alors qu’eux-mêmes ne font rien a priori pour détromper leurs interlocuteurs. Pour bien faire, j’imagine qu’il faudrait leur demander chaque fois quelle identité réelle ou ressentie se cache sous leur enveloppe physique, afin d’éviter les gaffes. J’observe à ce propos que Gauthier-Fawas, en plus de confondre la nationalité libanaise avec une couleur de peau, est en contradiction avec ses principes : scandalisé que Schneidermann l’appelle un homme, il lui donne en retour du « Monsieur » à tout bout de champ, sans s’être informé au préalable si l’animateur ne serait pas lui aussi non binaire, ou s’il ne se sentirait pas un peu femme. À la place de Schneidermann, je l’aurais mal pris. C’est comme les apôtres de l’écriture inclusive, enragés que tout le monde adopte leur lubie mais infichus de l’appliquer eux-mêmes. Comme quoi, mieux vaut balayer devant sa porte, avant de donner des leçons de progressisme.

Imparable
Je ne voudrais cependant pas me moquer trop d’Arnaud Gauthier-Fawas, d’abord parce qu’il a reçu sa dose, ensuite parce que les commentaires à son sujet ont parfois pris une tournure injurieuse ; on peut trouver ses propos ridicules et en rire, on peut combattre les idées qui les sous-tendent, mais rien ne justifie la grossièreté ni la violence. Simplement, sa sortie me laisse songeur ; à supposer que d’autres adoptent son point de vue, ce qui ne manquera pas d’arriver, je crains que les rapports sociaux dans l’avenir ne deviennent plus compliqués, voire carrément absurdes. On ne pourra plus se fier à rien ; il faudra se méfier tout le temps. Tel individu aux allures de grand Breton baraqué devant vous s’avérera en fait être une frêle femme noire ou métisse, qui vous reprochera votre étourderie en réclamant des excuses. Pour peu qu’il/elle soit vaguement gender fluid, il/elle changera peut-être de sexe en cours de dispute : alors que vous vous échinerez depuis cinq minutes à l’appeler Mademoiselle, il/elle vous reprochera de vous tromper à nouveau, et de l’offenser derechef. Même chose pour la couleur de peau et tous les marqueurs de l’identité, ces prétendues prisons dont la sociologie avancée nous invite aujourd’hui à nous libérer. Au risque de paraître frileux, je suis sceptique.

J’en connais pour qui cette nouvelle vogue va compliquer le travail, ce sont les romanciers. Comment écrire la moindre histoire intelligible, avec des personnages modernes qui changent de genre et de couleur de peau toutes les trois pages ? On ne pourra même plus se fier aux prénoms et pronoms, indices désormais non valables ! Il faudra consumer des paragraphes complets pour cerner les personnages et lever tous les doutes : tel personnage apparemment noir sera en fait un non-binaire blanc libanais, tel autre nommé Marcel sera en fait la femme gender fluid du chapitre précédent, etc. Ce sera terriblement fastidieux, et probablement très confus. Pas sûr que le résultat soit terrible. En même temps, si l’auteur n’est pas content de lui, il n’aura qu’à s’abriter derrière l’excuse imparable, promise à un grand avenir : « Ah, non. Non, non. Je ne sais pas ce qui vous fait dire que je suis l’auteur, mais je ne suis pas l’auteur. » Comme l’a dit un jour l’excellent Jackie Berroyer, personne n’est personne, mais tout le monde n’est pas quelqu’un.

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