Les voies de la charité… par le vin

Les voies de la charité… par le vin

Les moines et moniales du Barroux se sont associés aux petits vignerons voisins pour réaliser ensemble de grands vins dénommés Via Caritatis et ainsi permettre aux paysans de vivre sur leurs terres. Un projet original que nous expliquent un moine du Barroux, responsable du projet, et Gabriel Teissier, directeur du développement.

Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est le projet Via Caritatis ?

Via Caritatis est un projet viticole qui associe les moines et les moniales du Barroux aux petits vignerons voisins pour faire ensemble de grands vins. Nous avons constaté que nous sommes sur des terroirs de grande qualité et pourtant les vignerons n’arrivent pas à vivre de leur travail car leur appellation n’est ni connue ni valorisée. Unir nos efforts pour révéler ce terroir exceptionnel nous a paru une nécessité pour permettre à nos paysans de continuer à vivre de la terre et à faire vivre la terre.

Votre projet s’enracine donc dans une belle réalité historique : pourriez-vous nous expliquer ce qu’étaient ce premier vignoble pontifical et la grande tradition des vignobles d’abbayes ?

Nous sommes en effet les héritiers de deux grandes traditions. D’une part, celle du premier vignoble pontifical planté ici même par le Pape Clément V en 1309, avant Châteauneuf-du-Pape. Lorsque Bertrand de Got, ancien archevêque de Bordeaux, est élu Pape, il choisit de s’établir dans le Comtat Venaissin plutôt qu’à Rome et c’est au lieu-dit du Groseau à Malaucène, un village qui jouxte l’abbaye, qu’il passe tous ses moments de villégiature. La tradition dit que dès son arrivée il y plante une vigne et fait refaire sa cave. Son successeur, Jean XXII continuera de faire venir ses vins anciens du Groseau, même après avoir planté des vignes à Châteauneuf-du-Pape.

D’autre part, nous sommes les héritiers de la tradition des grands vignobles monastiques. Comme chacun sait, ce sont les moines qui sont à l’origine des grands vignobles de France et même d’Europe : Aloxe-Corton, Bonne Mares, Chablis, Chassagne-Montrachet, Clos de Tart, Clos de Beze, Clos Vougeot, Meursault, Pommard, Morey St Denis, Musigny, Romanée Conti… en Bourgogne. Et plus au sud, Châteauneuf-du-Pape, Hermitage, Gigondas, Vaqueyras… sont autant de vignobles d’origine monastique. Plus directement, en ce qui concerne notre propre branche monastique, notre fondateur, le Père Muard, avait créé les missionnaires des campagnes à l’abbaye de Pontigny d’où est né le Chablis puis il se forma à la vie monastique à l’abbaye d’Aiguebelle à qui avaient appartenu autrefois les territoires de Gigondas et Vacqueyras.

En quoi ce projet qui associe les moines de l’abbaye du Barroux et les vignerons de la région s’inscrit-il dans la grande tradition monastique d’Occident, notamment dans son lien en faveur du développement spirituel et économique des régions ?

Dès le 6ème siècle, les monastères se sont imposés comme des lieux d’ancrage et de stabilité à la fois économiques et spirituels dans le chaos qui a succédé à l’écroulement de l’empire romain. Campée dans leur domaine, au milieu des prés et des labours, des bois ou des vignes, les abbayes prenaient les proportions de petites villes monastiques où travaillait une armée d’artisans laïcs que l’abbaye nourrissait par le revenu de ses terres. Corbie, abbaye de 400 moines entretenait ainsi 30 artisans (forgerons, armuriers, cordonniers, etc.) et leurs familles. Le cas le mieux connu est Saint-Germain-des-Prés. Ses terres monastiques s’étendaient sur 33 000 hectares en Ile-de-France. Les moines en exploitaient la moitié directement. Sur le reste, vivaient 2900  familles, cultivant chacune une « manse » de 6 hectares. Ces tenanciers payaient pour leur terre une redevance en nature (céréales, poulets, œufs), quelques deniers, et des corvées agricoles ou domestiques. Mais ces paysans ne pouvaient être chassés de leur manse : elle était héréditaire et ne pouvait être morcelée (manse vient du latin manere, demeurer). Et leur revenu annuel a été estimé à 110 francs or (20 000 euros ?). Ce qui n’est pas rien. À l’ombre des abbayes les populations rurales trouvaient ainsi la sécurité et la paix. Il en était de même dans le rayonnement des milliers de petits prieurés locaux. On a pu compter que 35 % des localités de France ont une origine monastique, vérifiant le dicton médiéval : « Il fait bon vivre sous la crosse des abbés ».

Dans la suite du Moyen Âge, le rôle des moines dans l’agriculture n’a cessé de croître. L’ampleur des défrichements est l’œuvre des frères convers cisterciens s’enfonçant dans les bois profonds, assainissant les fonds marécageux par de grands travaux de drainage et par des suites savantes d’étangs leur constituant des viviers poissonneux. Cet immense travail aboutit à la disparition des terribles famines endurées jusque-là par l’occident. Le paysage rural de nos régions de France prend sa forme quasi définitive, avant les ravages de l’urbanisme contemporain.

Dans l’ordre spirituel, l’apport des moines est plus notable encore. Les milliers de petits prieurés et les grandes abbayes qui peuplaient la chrétienté mettaient les moines au contact direct des populations. Prenez l’Ordre de Cluny, par exemple, avec son millier de prieurés. L’abbaye ne se signalait pas par des activités extraordinaires : elle se contentait d’offrir le spectacle de vrais moines, détachés, humbles, charitables, obéissants, chastes, en commerce continu avec Dieu par la prière. Ce simple exemple, donné sans le vouloir, servait de foyer d’idéal chrétien pour la société. L’hospitalité et la charité magnifiquement pratiquées à Cluny rayonnaient aussi l’idéal chrétien. L’hôtelier recevait les voyageurs de marque (voyageant à cheval) ; l’aumônier, les piétons (clercs, pèlerins, pauvres). Aux jours de fête, on nourrissait jusqu’à 7000 pauvres. Et l’aumônier visitait les malades du bourg. On a parlé de « civilisation de la bonté » pour qualifier la tradition clunisienne.

Via Caritatis – la voie de la Charité – s’inscrit en droite ligne de cette tradition monastique qui rayonne naturellement sur les populations. Cette charité est aussi développée par le Magistère : Saint Jean-Paul II parle de « civilisation de l’Amour ».

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