La loi de 1905 hérétique ? Réponse de l’Abbé Viot

La loi de 1905 hérétique ? Réponse de l’Abbé Viot

Liberté des consciences et paix civile

En ce début d’année 2018, qui ne souhaiterait pas, quelle que soit sa religion ou son absence de religion, que soient respectées la liberté des consciences et la paix civile ? Elles vont de pair, et c’est donc en particulier sur la question de leurs liens étroits que j’attends avec beaucoup d’intérêt l’intervention du président de la République sur la « Laïcité ».

A quelques nuances près, mes attentes vis-à-vis de cette intervention recoupent pleinement celles de Jean Baubérot, telles que rapportées par La Croix du 4/1/2018[1] : « qu’il énonce clairement les objectifs de la laïcité. Qu’il rappelle que l’impératif de neutralité vaut pour la puissance publique et que c’est là un moyen pour garantir liberté de conscience et respect mutuel des opinions dans l’espace public. Pour dire les choses autrement, que la laïcité n’impose pas la neutralité de l’espace public et qu’elle n’est en rien synonyme de sécularisation. »

Pour faire encore plus simple, j’ajouterais, désacraliser la « Laïcité à la française », ôter sa lettre majuscule (placée ou non, inconsciente ou non) qui en fait une religion dans une république, qui, pourtant, refuse de reconnaître le fait religieux. Et qui le combat, même et surtout lorsqu’il s’agit du catholicisme. Pour cela, il faudrait donc reconnaitre le fait religieux comme tel, y compris celui qui, sous le nom de « Laïcité », refuse de se nommer comme tel. Et donc, sans remonter au déluge, il faut connaître l’histoire et apprendre d’elle. Je pense que l’historien cultivé et honnête qu’est Jean Baubérot serait de mon avis et approuverait sans doute cette formule de cet autre très grand historien, le professeur Jean Tulard de l’Institut : « l’historien est le prophète de l’avenir ».

1789 : une cassure toujours vive

Il faut tout d’abord admettre que notre histoire a singulièrement changé depuis 1789. La Révolution française a constitué une rupture si brutale avec le passé que l’on peut toujours se demander si le pays s’en est remis. Dès son début, les révolutionnaires, à la suite de leurs maîtres philosophes, ont ainsi voulu se débarrasser de la vieille religion de leurs pères. Plus exactement, ils ont d’abord cherché à contrôler l’Église selon leurs propres buts révolutionnaires, à la commander pour en faire en une sorte de religion utilitaire, de manière à mieux diriger le peuple en allant jusqu’à diriger sa conscience[2]. C’était l’objectif de la constitution civile du clergé.

On passait ainsi de la coexistence séculaire entre le politique et le religieux, d’égal à égal, forgée dans le pragmatisme et le compromis historique, à une soumission forcée et agressive de l’Église à l’Etat, impliquant des règles inacceptables pour la première, comme l’élection des évêques sans avis du Pape, et pire sans même son investiture canonique. Cela mena au schisme, qui affligea encore plus l’Église en France, et c’était voulu ainsi ! Sans même mentionner la guerre civile !

Schisme et guerre civile démontrèrent alors aux idéologues que la foi catholique se prêtait bien mal au jeu de la religion utilitaire. Il fallait cependant une morale publique, à même de nourrir la « vertu » à laquelle on prétendait, à même de consolider le nouvel ordre social. Le mot de « laïcité » n’existait pas encore mais il perçait dans la constitution civile du clergé. Il perçait plus encore dans le culte révolutionnaire de la déesse Raison, célébré à Notre Dame de Paris, la majorité des meneurs de la Révolution étant plutôt athée. Ce n’était pas le cas de Robespierre et de quelques-uns de ses amis. En fidèle disciple de Rousseau, il voulait maintenir un Dieu lié à une puissance transcendante, pour servir de base à la morale, seul moyen d’accomplir une révolution complète, l’avènement d’un « homme nouveau » et le changement radical de la société ! Ainsi la République reconnût-elle l’existence de l’Etre Suprême et de l’immortalité de l’âme. Cela dura à peu près deux mois, jusqu’à la chute de Robespierre. L’anticatholicisme reprit alors force et vigueur au travers des cultes voués à la Révolution et à la République, comme le culte décadaire, ou de la théophilanthropie et autres cultes plus ou moins athées.

1801 : le concordat rétablit la paix civile

Le consulat de Bonaparte mit une sorte de coup d’arrêt à l’antichristianisme d’Etat. Le jeune général, athée, n’en négocia pas moins avec le Pape, et par pragmatisme, imposa le concordat de 1801. Il s’agissait de rétablir les bases de la paix civile, et pour cela de cesser la politique de la table rase du passé et de tenter de réconcilier la France avec celui-ci et sa matrice chrétienne. C’est très exactement de ce moment que date l’alliance du sabre et du goupillon, autrement dit un « mariage » entre l’Église et l’Etat. Sous l’Ancien régime, il s’agissait plutôt d’une « union libre » pour filer la métaphore matrimoniale selon les termes du code civil. Le mariage en question fut cependant très forcé : la négociation avec le Pape se fit sous la contrainte – n’oublions pas que, quelques années auparavant, le même Bonaparte, alors général du Directoire, ravageait les Etats Pontificaux au nom de la Révolution ! Et une fois la négociation aboutie, le premier Consul, voulant reprendre à son compte le gallicanisme pour des raisons politiques tout à fait valables à l’époque, ajouta en 1802 les « articles organiques », sans négociation avec le Saint Siège. Celui-ci, à juste titre, ne les accepta jamais. Mais le Pape eut la sagesse et l’intelligence de ne pas sévir contre l’Église de France ni de récuser le concordat, jusqu’à la rupture de 1905.

Ce concordat eut des effets contrastés : autant il engagea nombre de clercs à valider le libéralisme économique général né des Lumières, de la Révolution et de l’Empire, jusqu’à s’accommoder de ses espérances idéologiques de salut de la « Nation » par la prospérité, autant il permit à l’Église de se remettre de la politique terroriste de déchristianisation de la Révolution. Lorsque Combes arriva au pouvoir en 1902, alors sans projet particulier de rupture de ce traité, il ne put que constater la floraison de tant de congrégations, malgré pourtant des lois restrictives – ce qui montre combien la tutelle de l’Etat ne gênait nullement l’Église.

La deuxième rupture de 1905 : le « divorce » pour « incompatibilité grave de principes »

Qu’est-ce qui a donc changé en 1902 ? L’arrivée de Combes au pouvoir ? Certes ! Mais il n’y est pas venu tout seul. Une majorité d’électeurs a envoyé très démocratiquement à la chambre des députés de gauche, socialistes surtout, qui voulaient avancer en matière sociale en faveur d’une classe ouvrière aux conditions de vie très difficiles, une classe oubliée par les élites dirigeantes – élites tout autant radicales-socialistes que catholiques sourdes aux indications de Rerum novarum, la grande encyclique de Léon XIII de 1891 sur la doctrine sociale de l’Église. Cet égoïsme de classe a éloigné de l’Église catholique beaucoup de gens du peuple, et joué un grand rôle dans la déchristianisation du pays. Et ce bien plus que l’enrôlement au sein de la franc-maçonnerie du Grand Orient qui s’adressait surtout à la bourgeoisie aisée ! Cela dit, Combes se serait accommodé d’une Église catholique obéissante, soumise aux articles organiques du concordat, et se laissant lentement mais sûrement chasser de l’espace public par la suppression de ses congrégations enseignantes et affaiblir par la disparition des contemplatives.

L’élection inattendue du cardinal Sarto comme Pape, le futur Saint Pie X, changea la donne. Ce nouveau Pape, pasteur avant tout, comprit très vite les objectifs de Combes et comment ce dernier entendait se servir du concordat. On en vint rapidement au conflit, chaque partie accusant l’autre de l’alimenter.

Citons à ce sujet deux extraits du magistral discours de Combes à Auxerre le 4 septembre 1904, parce que résumant admirablement l’état d’esprit de la rupture de 1905, ainsi que sa signification, état d’esprit toujours à l’œuvre au sein de la majorité de nos politiques, tous partis confondus – il n’y a que des français catholiques pour ne pas le voir ! : « En séparant la convention diplomatique des articles organiques qui avaient déterminé les Chambres françaises à l’accepter, le Pape de l’époque [Pie VII qui avait refusé effectivement les articles organiques de 1802, accolés au Concordat de 1801], et après lui ses successeurs lui ont ôté son efficacité [mensonge manifeste car tout avait finalement bien fonctionné de 1801 à 1902], par cela même qu’il a annulé les règlements de police destinés à l’appliquer ». Combes avait ainsi beau jeu d’accuser Rome de violer un concordat qu’elle n’avait jamais accepté, taisant à dessein que, jusqu’à lui (non inclus), on avait toujours su faire preuve de pragmatisme de chaque côté. Combes voulait en finir : « Il est évident que la seule voie restée libre aux deux pouvoirs en conflit, c’est la voie ouverte aux époux mal assortis, le divorce, et de préférence, le divorce par consentement mutuel. Je n’ajoute pas remarquez le bien par incompatibilité d’humeur. Car il ne saurait être question dans l’espèce d’accès d’irritation et de mauvaise humeur. Il s’agit d’une chose bien autrement sérieuse et grave. Il s’agit d’une incompatibilité grave de principes ».

Une nouvelle religion civile

Cette déclaration d’Emile Combes est, j’insiste, capitale : elle est l’âme de la loi de 1905. Combes fut certes renversé au moment du vote, et Aristide Briand, nommé rapporteur, put alors atténuer avec talent et avec l’aide de Jaurès certaines obscurités de la loi pouvant être utilisées contre l’Église. Mais ces mots de Combes résonnaient et résonnent toujours : « divorce » et « incompatibilité de principes ». Il s’agissait en fait de rien de moins que de la poursuite du travail des révolutionnaires : ne pouvant, décidément, asservir complètement l’Église à leurs vues, même dans le régime de tutelle du concordat, il fut ainsi décidé de la reléguer au seul espace de ses sacristies, ses églises et ses aumôneries, et de lui interdire toute parole publique, toute contribution à la marche de la société, pour que puisse s’épanouir la nouvelle religion de l’État et des élites : celle-là, qui, en se refusant le nom même de religion les dominerait toutes, celle du progressisme libéral issu des Lumières, dans tous ses avatars, la religion de la « Laïcité ».

J’ajoute que cette loi a aussitôt été condamnée par le Pape Pie X dans l’encyclique Vehementer Nos de 1906, et qu’aucun Pape n’est revenu depuis sur le fond doctrinal de cette condamnation, sinon Pie XI en 1924 pour la confirmer. La loi de 1905 est donc hérétique par la doctrine de l’Etat qu’elle suppose, un Etat qui se veut à la fois Dieu et César. Nous en voyons plus clairement sa malfaisance depuis que s’exerce plus fortement qu’auparavant l’influence de personnes encore plus haineuses du catholicisme que Monsieur Combes, mais n’ayant fort heureusement, ni sa culture, ni son intelligence !

De l’impossibilité de traiter du « fait religieux » au moyen de la loi de 1905

Ce long rappel historique était indispensable pour avancer sur notre sujet. Car il est permis de se demander ce qu’on peut attendre d’hommes politiques qui pendant plus d’un siècle n’ont pas su évoluer et penser le fait religieux autrement que selon les canons de 1905 ! Incapables de relations saines avec la pourtant très conciliante Église, en quoi pourraient-ils comprendre quoi que ce soit aux défis posés par l’islam ? Soyons juste cependant : le pouvoir politique français n’est pas seul responsable. Les catholiques de ce pays le sont aussi. Après la très ambiguë « union sacrée » de 1914, ils auraient pu et surtout dû réclamer ! En 1945, les temps étaient murs également pour une révision de 1905, mais l’épiscopat a été paralysé par le soupçon collaborationniste. On comprend son silence d’alors, mais l’intimidation terroriste de l’épuration n’a plus cours ! Quels catholiques oseraient aujourd’hui critiquer la loi de 1905 ? Quelles objections catholiques a-t-on pu formuler, par exemple, à l’occasion de son centenaire en 2005 ? Il est indispensable que nous nous engagions sur ce terrain, pour, au nom du Bien Commun, aider le politique à assumer ses responsabilités.

Car, le politique, s’il veut être crédible aujourd’hui dans son désir de mieux harmoniser les relations entre les différentes religions pratiquées en France, en incluant ici tous ceux qui n’en ont pas, doit commencer par regarder où il en est lui-même sur ce sujet et procéder avec méthode. Il ne s’agit certes pas de rétablir un concordat ou d’établir une religion d’Etat, mais d’affirmer avec force la nécessaire neutralité du pouvoir politique.

On commencera par considérer les religions comme des religions, et non des organisations de statut « associatif cultuel ». Pour faire clair et dépasser l’interprétation stricte des textes de 1905, l’Église catholique en France n’a pas pour seule vocation d’organiser des cérémonies. Elle peut et doit aussi se faire entendre sur toutes les grandes questions concernant la vie en société. Elle possède ce droit naturel parce qu’elle a apporté une contribution essentielle à la construction de la France et à son rayonnement pendant des siècles. Parce qu’elle est une autorité morale légitime. Parce que l’Etat ne remboursera jamais la dette de sang, celle des abominables massacres et persécutions de la Révolution, ni la dette financière des spoliations de 1789 et 1905, qu’il a contractées à son égard – et parce que l’Église, bonne mère, ne le lui demandera pas. Parce que les deux tiers des Français sont baptisés. Parce que, lorsque le peuple cherche le sacré, c’est à l’Église qu’il le demande, comme lors des obsèques de Johnny Hallyday, et non à la République.

Certains catholiques m’accuseront de trop m’enflammer, au point d’aller au-delà de leurs désirs. A ceux-là je réponds qu’il faut se méfier de l’eau qui dort ! De plus le silence, relatif, de nombreux catholiques manifeste beaucoup plus l’écœurement que l’acceptation d’une situation qui ne cesse de se dégrader. Il y a des déceptions qui alimentent des rancunes d’autant plus tenaces qu’elles doivent être cachées. Mais viendra le « trop plein », et le réveil risquera d’être brutal : on ne peut traiter à la légère les questions religieuses. Le pouvoir politique doit agir avec méthode.

Et j’en viens tout de suite à la question de l’islam, car c’est à son propos que le manque de méthode risque d’être catastrophique. Ainsi, si l’Etat se préoccupait d’organiser la chimère d’un islam de France sans avoir assaini la situation avec les religions dont il s’est séparé en 1905, il commettrait une faute aux dimensions psychologiques irréparables et se placerait lui-même dans une situation très difficile. L’islam en France n’est pas aujourd’hui en position de se définir clairement, tant vis à vis de l’opinion que des pouvoirs publics. Pourrait-il alors être la seule religion reconnue par un Etat entretenant un flou savant avec les autres ? Comment ne pas voir que si l’Etat, au nom de la Laïcité, prétendait traiter tout le monde de la même façon, il accentuerait et radicaliserait les réflexes identitaires contre lesquels il veut agir, et en viendrait ainsi à menacer lui-même l’ordre public ?

Notre président de la République a jusqu’à présent montré son habileté politique et ne nourrit, à ma connaissance aucune rancune vis à vis du catholicisme, contrairement à son triste prédécesseur ! Je le crois aussi honnête vis-à-vis des autres religions. C’est pourquoi je forme le vœu qu’il prononce un discours équilibré et précis, manifestant sa volonté de défaire l’État des liens qui l’empêchent de discuter, agir et collaborer avec les religions depuis le divorce de 1905. Au nom de l’ordre public que lui seul peut assurer, au besoin en utilisant des moyens de coercition, il manifestera qu’il est capable de garantir la liberté des consciences, renforçant par là même le respect qui lui est dû.

Abbé Viot

Source blog de l’abbé Viot


[1] https://www.la-croix.com/Religion/Laicite/J-Bauberot-Il-faut-quEmmanuel-Macron-enonce-clairement-objectifs-laicite-2018-01-04-1200903478

[2] « Il est fort bon de faire accroire aux gens qu’ils ont une âme immortelle et qu’il y a un Dieu vengeur qui punira mes paysans s’ils veulent me voler mon blé et mon vin. », écrivait-ainsi Voltaire, plus ou moins sur le ton de la plaisanterie (Voltaire, Lettre au comte d’Argental, 20 avril 1769, Pléiade Correspondance tome IX, 1985, pp. 872-873), que nous citons abondamment avec mon co-auteur Odon Lafontaine dans notre livre La Laïcité, mère porteuse de l’islam ?, aux Editions Les Unpertinents ; j’en recommande  la lecture à tous ceux qui souhaiteront approfondir le sujet de  ce blog.

 

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