L’Univers est muet, sommes-nous seuls dans l’Univers ?

L’Univers est muet, sommes-nous seuls dans l’Univers ?

Une  tribune d’Aimé Michel parue dans France catholique n°2135 du 18 décembre 1987 annotée par Jean-Pierre Rospars le 25 juin 2018:

Certains savants très intuitifs commencent à se demander si la Raison appliquée à dévoiler les secrets de la nature n’est pas un piège, une voie fatale conduisant à des vérités que l’homme n’aurait pas la force morale de regarder en face. Cocteau aimait vers la fin de sa vie à répéter le mot de Renan, qu’il n’aimait guère : « il se pourrait que la vérité fût triste » [1]. La vérité est-elle triste ? « Je suis la voie, la vérité et la vie » [2]. La voie, la vérité et la vie sont donc une seule et même chose, incarnée par le Fils de l’Homme. Il est certain que le Fils de l’Homme agonisant, sur une croix et interpellant son Père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » [3], c’est une révélation sur ce que nous pouvons comprendre de l’ultime vérité, et que cette révélation est la plus grande des tragédies. Si cette infinie tragédie fut nécessaire au salut des hommes, c’est bien qu’il y a du tragique dans l’ultime vérité. Mais ce n’est pas toute la vérité : rappelons-nous aussi les Béatitudes, et avant elles l’annonce de la Rédemption : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». En définitive, au-delà de la croix et par elle, la paix du cœur nous est promise [4]. Il n’y a pas de vérité que l’homme ne puisse affronter avec le secours de la grâce. Mais il semble que ce soit là la question.

J’ai dit que certains savants s’interrogent, et peut-être tous. Ce n’est pas sans raison. Ce qu’ils découvrent donne le vertige. Tenons-nous en à l’astronomie, dont on parle peu. « As-tu compté les étoiles du ciel ? » [5] Au sarcasme de l’Éternel, les astronomes répondent par des chiffres, et il est vrai que ces chiffres nous accablent. Ils écrasent notre faiblesse.

Le soleil n’est qu’une petite étoile perdue dans un coin de la Voie Lactée. Des étoiles comme le soleil, il y en a plus de cent milliards dans notre Voie Lactée. La traînée blanche que l’on voit traverser le ciel vers le zénith pendant les belles nuits d’août, regardée dans une petite lunette, se révèle pour ce qu’elle est : une innombrable poussière de soleils, si lointains que l’œil ne les discerne pas sans le secours d’un instrument.

Un peu au nord de ce zénith, sur la droite, on aperçoit aussi une petite tache blanchâtre qui, observée avec un télescope, nous apprend à quoi ressemble notre Voie Lactée vue de loin, car c’est une autre voie lactée, ou, comme on dit maintenant, galaxie. Ne perdez pas pied. Il s’agit de la galaxie la plus proche de la nôtre : elle n’est qu’à quelques millions d’années-lumière. C’est-à-dire que vous la voyez telle qu’elle était à la fin de l’ère tertiaire alors que l’homme n’existait pas encore sur la terre. Pendant tout ce temps sa lumière a voyagé pour nous atteindre maintenant, franchissant à chaque seconde trois cent mille kilomètres.

Voilà pour la plus proche galaxie, qui comme la nôtre compte cent ou deux cent milliards de soleils. Si l’on pointe un puissant télescope vers n’importe quel coin de ciel où l’œil ne voit rien, d’innombrables autres galaxies apparaissent. Plus le télescope est puissant, plus il découvre de galaxies nouvelles. Dans une région appelée la Chevelure de Bérénice, on en a compté quatre-vingt mille sur une petite surface grande comme la lune, toutes faites de milliards et de milliards de soleils : « l’esprit se lasse plus tôt de concevoir que la nature de fournir », dit Pascal.

Que de fois j’ai remarqué la totale ignorance, ou peut-être plutôt le refus de la plupart des gens concernant ces connaissances tout à fait élémentaires, que l’on trouve dans tous les livres de vulgarisation ! Par exemple, beaucoup confondent planète et galaxie et se demandent avec effort s’« il n’y a pas des êtres intelligents dans les autres galaxies ». C’est confondre le Sahara avec un grain de sable, la goutte avec l’océan, pire même, car on a mesuré l’océan, mais le ciel, non. L’Éternel ne posait pas sans raison sa question ironique : l’esprit refuse ces réalités. La réaction de la plupart en lisant ou entendant des nombres si inconcevables est un sourire sceptique : « comment peuvent-ils savoir des choses pareilles, et si lointaines ? Ils disent n’importe quoi » [6]. Et pourtant cela est, et il suffit d’une heure de lecture pour comprendre clairement comment « ils savent ». N’importe qui peut le savoir. Mais il faut surmonter le recul épouvanté de notre petitesse. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », dit encore Pascal dans la plus célèbre de ses petites phrases.

Il effraie aussi les savants, ceux dont je parlais en commençant. Mais pour une raison bien différente.

– Est-il vraisemblable, se demandent-ils, que l’homme soit seul dans une telle immensité, et qui se laisse si bien étudier que l’on reconnaît les mêmes lois jusque dans les plus profonds lointains ? Ces lois, qui sont les mêmes partout, pourquoi n’auraient-elles produit l’homme que sur l’infime goutte terrestre ?

Ils ont élaboré une équation, dite « équation de Drake », où sont représentés tous les éléments permettant d’évaluer la probabilité que nous ne soyons pas seuls. Ces éléments divers sont plus ou moins bien connus. Mais même en les chiffrant au plus bas, la probabilité que nous soyons seuls est très faible, et plus la science avance, plus notre solitude perd de sa vraisemblance [7].

Cependant l’univers est muet, et voilà ce qui effraie. On devrait percevoir des signaux radio. On les a cherchés, on ne les a jusqu’ici jamais trouvés. L’idée actuellement avancée par beaucoup est que l’homme est réellement solitaire dans ce désert sans borne, au défi de toute vraisemblance. L’« équation de Drake » aboutit à une prédiction (nous ne sommes pas seuls) qui semble démentie par l’observation (l’univers est muet). Et si certains, qui se demandent pourquoi, sont effrayés, c’est qu’une des réponses possibles est celle-ci : tout être doué de raison découvre inévitablement comme nous la clé de l’apocalypse, et en meurt. Ce serait donc aussi notre destinée. Le silence de l’univers serait celui des cimetières [8].

Il y a d’autres hypothèses, mais laissons cela pour aujourd’hui. Je n’ai parlé du silence de l’espace que parce que l’astrophysique, avec ses nombres qui effarent l’imagination, nous renvoie à une solitude d’une autre nature, la solitude intérieure, tellement essentielle à notre nature que nous n’y prenons pas garde. Il nous semble normal de n’avoir à notre pensée d’autre témoin que nous-mêmes, de nous y promener avec l’impunité du tigre dans sa jungle. Deux hommes qui bavardent gaiement supporteraient-ils la révélation de ce que l’autre ne dit pas ? Comme nos actes polis par l’apprentissage social cachent bien à autrui la réalité de ce que nous sommes !

Et je ne parle pas de l’hypocrite délibéré mais de l’homme ordinaire, qui sent bien, s’il y réfléchit un peu, la cynique clairvoyance de Talleyrand disant que le langage a été donné à l’homme pour dissimuler sa pensée [9]. Clairvoyance un peu courte d’ailleurs, car peut-être faisons-nous vainement de notre mieux pour nous dire tels que nous sommes, il y a toujours cet abîme intérieur, symétrique de l’abîme astronomique et aussi insondable que lui : notre vérité nous est à nous-mêmes inaccessible [10].

Ce n’est pas seulement à l’autre que notre langage dissimule la vérité de notre être, c’est d’abord à nous-mêmes, qui distillons sans cesse devant elle une fumée de mots inexprimés [11]. Quand je lis dans l’Imitation que « nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine », je reconnais la jungle où j’erre comme le tigre, transgressant sans cesse à l’insu de tous et souvent de moi toutes les lois divines et humaines. Qu’il y ait dans cet inconnaissable intérieur un infini semblable et symétrique à celui, écrasant, de l’espace, Platon l’avait dit déjà dans la Timée (47 BC). Mais pour arpenter mon inconnaissable je ne dispose d’aucune équation de Drake, je n’ai que l’espérance, inconnue de Platon, du Dieu « plus moi que moi-même » dont parle saint Augustin, et qui « vit en moi » selon saint Paul [12].

Toute douleur aussi est impartageable, comme toute solitude. Peut-être le silence de l’espace nous dit-il je ne sais quelle douleur ou solitude cosmique ? Le saurons-nous un jour ? Nous pouvons y songer en faisant parfois ce qui répugne à notre nuque raide : en levant nos yeux vers les profondeurs où tourne lentement l’énigme du ciel muet.

Aimé MICHEL

 

[1] Aimé Michel met en exergue cette phrase datant des années 1871-1876 (que Renan a en fait formulée de manière interrogative, « Qui sait si la vérité n’est pas triste ? », voir note 5 de la chronique n° 247, ce qui n’en modifie pas le sens) parce qu’elle exprime admirablement la pensée de notre époque. Cette pensée « affreusement limitée », sinon dominante aujourd’hui du moins fort ancrée, René Girard, repris par Jean Fourastié, l’a appelée « vanité triste » (voir note 3 de la chronique n° 428) et Aimé Michel l’a qualifié de « sottise des esprits supérieurs » : « Quand je relis le tableau du monde que l’on nous brossait il y a un siècle, en plein triomphalisme matérialiste, tableau que des esprits même aussi supérieurs que Berthelot ou Lord Thomson proposaient, croyaient-ils, à notre émerveillement, je frémis. Et je comprends que Renan, tout imprégné de cette vision affreusement limitée, ait écrit : « Il se pourrait que la vérité fût triste » ; phrase qu’aimait à me rappeler Jean Cocteau pour illustrer une sorte de sottise qui est le propre des esprits supérieurs, je veux dire de quelques-uns d’entre eux. » (Chronique n° 345). La tirade de Bertrand Russell de 1903, qui ouvre la chronique n° 432, est une autre illustration célèbre de cet état d’esprit.

[2] Jean 14, 6.

[3] Cette parole du Christ en croix est rapportée en araméen et en traduction grecque par Marc 15, 34 (Élôï, élôï, lama sabacthaneï ?) et par Matthieu 27, 46 (Éleï, éleï, lema sabacthaneï ? où les deux premiers mots sont en hébreux). En termes purement humains, elle ne surprend guère dans la bouche d’un agonisant soumis à un terrible supplice physique, moqué par des spectateurs goguenards et abandonné par ses amis. Par contre, elle fait difficulté pour les chrétiens car elle peut servir d’argument à ceux qui rejettent la divinité du Christ (pour cette raison, son authenticité ne fait guère de doute). La tentation est donc grande d’en minimiser la portée en remarquant qu’il s’agit en fait des premiers mots du psaume 22 de la bible hébraïque (ou 21 suivant la numérotation de la traduction grecque des Septantes) que Jésus récite comme une prière. Or, ce psaume, qui se poursuit par une description anticipée du supplice, se termine par une louange pleine d’espérance :

Ne sois pas loin : l’angoisse est proche, je n’ai personne pour m’aider.
(…)
Ma vigueur a séché comme l’argile, ma langue colle à mon palais. Tu me mènes à la poussière de la mort. Oui, des chiens me cernent, une bande de vauriens m’entoure. Ils me percent les mains et les pieds ;
je peux compter tous mes os. Ces gens me voient, ils me regardent.
Ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement.
Mais toi, Seigneur, ne sois pas loin : ô ma force, viens vite à mon aide !
(…)
Car il n’a pas rejeté, il n’a pas réprouvé le malheureux dans sa misère ; il ne s’est pas voilé la face devant lui, mais il entend sa plainte.
(…)
Et moi, je vis pour lui : ma descendance le servira ; on annoncera le Seigneur aux générations à venir.
On proclamera sa justice au peuple qui va naître : Voilà son œuvre !

Cette lecture, toutefois, n’exclut nullement celle retenue par Aimé Michel, d’un Christ partageant la condition humaine jusqu’au désespoir. Si le Christ avait simplement voulu dire ce psaume ne l’aurait-il pas fait en hébreu, sa langue d’origine, plutôt qu’en araméen ? A. Michel en tire la conséquence qu’« il y a du tragique dans l’ultime vérité », que le Mal est encore plus profond qu’on ne le pense. Il poursuit sa réflexion sur ce point dans la chronique suivante, n° 444. Nous y reviendrons à cette occasion.

[4] Annonce aux bergers de Luc 2, 14 selon la traduction latine de la vulgate. Le chanoine Osty note que cette traduction lui parait moins exacte que « paix sur la terre aux hommes qu’il aime », tandis que Claude Tresmontant préfère « sur la terre paix parmi les hommes qui ont la faveur [de dieu] » en accord avec le chanoine Crampon et la « Revised Standard Version » anglaise.

[5] Allusion à la réponse de Yahvé à Job (Job, chapitre 38).

Comme A. Michel l’écrit à propos d’Abraham : « Le patriarche hébreu qui s’était entendu promettre une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel fut bien inspiré de ne pas entreprendre leur dénombrement et de faire confiance au Très-Haut : par une belle nuit sans lune, l’œil ne voit jamais plus de deux à trois mille étoiles. » (« L’évolution terrestre, phénomène cosmique », préface à Trois milliards d’années de vie d’André de Cayeux, Encyclopédie Planète, Editions Retz, Paris, 1964). Toutes ces étoiles appartiennent à notre galaxie, la Voie lactée ; à titre de comparaison, on évalue à 200 milliards le nombre d’étoiles de notre galaxie.

[6] « L’homme est naturellement petit et allergique à tout ce qui n’est pas petit » écrit A. Michel dans la chronique n° 316. Appuyé sur cette ferme conviction, il s’est souvent employé avec patience à corriger le défaut de perception de la réalité qui en résulte, comme dans le texte n° 72, Millions et milliards – Les savants nous bernent-ils ?, écrit en réponse à la lettre d’un lecteur, l’abbé Lainey, qui se demandait à propos des nombres immenses avancés par les astronomes : « Que peuvent-ils en savoir ? ». De nombreux autres textes font allusion à cette petitesse naturelle qu’il comprend comme « protectrice de l’espèce » (voir notes 4 de n° 337 et 4 de n° 424), tout en la dénonçant avec vigueur quand elle fait croire à certains vieux savants que la connaissance de tel ou tel domaine est pratiquement achevée (voir par ex. la chronique n° 222, La science est-elle achevée ? – Macfarlane Burnet ou l’autoportrait d’un esprit vieilli) ou quand elle conduit à mépriser les observations qui ne « cadrent » pas avec les idées reçues.

[7] Dès les années 1950 et pendant la plus grande partie de sa vie, en de multiples articles et préfaces, Aimé Michel s’est employé à défendre l’idée que la vie et l’intelligence sont probablement répandues à profusion dans l’univers. Il s’appuie pour cela sur un faisceau d’indices empruntés à plusieurs disciplines scientifiques, allant de l’astrophysique à l’éthologie. Il fait alors figure de pionnier et introduit des idées qui ont largement fait leur chemin depuis.

Frank Drake, alors jeune astronome, proposa l’équation qui porte dorénavant son nom en novembre 1961 lors d’une conférence à l’observatoire radio-astronomique de Green Bank en Virginie occidentale. Elle marqua le début d’un nouveau thème de recherche rendu possible par les progrès techniques en matière de réception et d’amplification des signaux radios venus du ciel : la recherche d’intelligences extraterrestres, plus connue sous son acronyme SETI. (Drake avait d’ailleurs commencé l’écoute de tels signaux radios deux ans auparavant, voir note 4 de la chronique n° 165, Des signes dans le ciel). Son équation se proposait modestement d’organiser les débats en distinguant sept facteurs conditionnant le nombre de civilisations susceptibles d’exister dans notre Galaxie : le taux de formation des étoiles adéquates, la proportion d’entre elles avec un système planétaire, le nombre de planètes par système susceptibles d’abriter la vie, la fraction de ces planètes sur laquelle la vie apparait effectivement, la fraction des planètes vivantes sur laquelle une vie intelligente émerge, la fraction des civilisations développant une technologie capable de produire des signes détectables de leur présence et enfin la durée pendant laquelle ces dernières émettent des signaux.

Bien des progrès ont été accomplis au cours des bientôt six décennies qui ont suivi. On a aujourd’hui des idées précises concernant les trois premiers facteurs alors qu’en 1961 l’existence de planètes extrasolaires n’était encore qu’une conjecture. On estime qu’il y a en moyenne au moins une planète par étoile dans notre galaxie (Cassan et col., Nature, 481 : 167-169, 2012) et, en analysant les données fournies par la sonde Kepler, Petigura et coll. (PNAS, 110 : 19175-19176) en ont déduit qu’environ 20% des étoiles de type solaire ont des planètes de la taille de la Terre située dans la zone habitable, soit de l’ordre de 4 milliards d’exoplanètes semblables à la Terre dans notre Galaxie.

On travaille sérieusement à concevoir des méthodes capables d’éclairer le quatrième facteur (la présence de vie) sur ces planètes ou dans le système solaire lui-même. Mais les autres facteurs nous échappent car, pour l’instant, aucun signal artificiel venant des étoiles n’a pu être confirmé (il y a bien eu quelques signaux intrigants mais ils ne se sont pas reproduits). Malgré tout, les recherches se poursuivent activement pour tenter de découvrir des indices de vie et de pensée. Chaque année plusieurs études paraissent sur ce sujet. Je n’en mentionnerai que deux. En se fondant sur l’équation de Drake et les données de la sonde Kepler, Amri Wandel de l’université hébraïque de Jérusalem estime que la planète vivante la plus proche se trouve entre 10 et 100 années-lumière (al) de la Terre mais que la civilisation la plus proche se trouve à plusieurs milliers d’al (J. Astrobiology, 14 : 511-517, 2015). Une équipe internationale vient de publier (Astrophysical J., 849 : 104, 2017) le résultat négatif de l’écoute de 692 étoiles faite de janvier 2016 à février 2017 avec le radiotélescope de Green Bank : les 11 signaux les plus curieux enregistrés se sont avérés d’origine terrestre. Les auteurs en concluent que moins de 0.1% des systèmes stellaires situés à moins de 50 parsecs (163 al) possèdent le type d’émetteurs recherché dans leur étude (d’une puissance de 10 TW émettant entre 1,1 et 1,9 GHz).

[8] « Le silence de l’univers serait celui des cimetières » : la formule est saisissante. Aimé Michel n’écartait pas cette sinistre possibilité, plus noire en un sens que la classique mort de la Terre évoquée par Bertrand Russell par exemple (voir chronique n° 432), mais ce n’était pas son hypothèse favorite. « Il y a d’autres hypothèses » écrit-il ici sans préciser, mais je sais qu’il pensait à l’abandon des ondes électromagnétiques par des civilisations plus avancées, de même que nous avons abandonné les signaux de fumée et les télégraphes optiques pour communiquer, voire à l’hypothèse que ces civilisations nous observent en silence par des moyens dont nous ignorons tout (voir note 10).

Vingt-cinq ans auparavant il n’hésitait pas à écrire : « Combien nous paraît dérisoire, à la lumière de l’astrophysique moderne, le propos des Goncourt déplorant que l’humanité soit tôt ou tard condamnée à disparaître, et avec elle le dernier lecteur de leur Journal ! Car l’humanité ne disparaîtra jamais qu’en s’abimant vers le haut, en s’élevant au-dessus de l’homme (et des Goncourt) comme l’homme s’est élevé au-dessus de l’animal et en déversant tout le butin spirituel de son aventure terrestre dans l’océan peut-être infini de civilisations sidérales. » (« Naissance de l’homme cosmique », préface à Charles-Noël Martin, Le cosmos et la vie, Encyclopédie Planète, Éditions Retz, Paris, 1963, p. 20).

En fait il n’est pas encore exclu que le « silence de l’espace » ne soit qu’une apparence. C’est ce que pense l’astrophysicienne Jill Tarter, spécialiste du SETI : « les explications du Grand Silence sont nombreuses, écrit-elle, mais en fait elles ne sont pas encore requises ». Par exemple, rechercher les ondes radios que des extraterrestres sont susceptibles d’émettre revient à chercher une aiguille dans une meule de foin de dimension cosmique, une meule à neuf dimensions (3 d’espaces, une de temps, 2 polarisations orthogonales, une fréquence inconnue, un codage inconnu et une sensibilité minimum indéterminée). Toutes les écoutes faites à ce jour ne sont parvenues qu’à extraire quelques brins de paille de cette meule cosmique. L’essentiel reste à faire pour que l’on puisse en conclure à l’existence (ou la non existence) d’autres civilisations technologiques (J. Tarter, Highlights of Astronomy, vol. 14, K.A. van der Hucht, ed., I.A.U., 2006).

Malgré tout, la grave crise écologique et morale en cours donne du poids à l’hypothèse du silence des cimetières. Elle mérite plus ample réflexion car elle pose à l’esprit religieux la question du sens des humanités (j’utilise ce terme par défaut) dans une « nature qui se soucie si peu de ses œuvres qu’elle les extermine avec le même entrain qu’elle met à les créer » (préface de Le cosmos et la vie, op. cit., p. 22). Je ne crois pas que la réponse soit nécessairement désespérante. Mais laissons cela pour une autre occasion…

[9] « L’infirmité du langage, inventé par les adultes pour la pensée adulte, ne permet certes d’exprimer que cette pensée-là : l’enfant en moi reste et restera à jamais muet. Mais parce qu’il est là, toujours conscient que ce qu’il exprime n’est qu’un aspect des choses et que le langage a été donné aux hommes pour dissimuler leurs pensées, j’ose dire qu’une certaine attention vigilante à l’inexprimable, à l’invisible, à l’improbable et au non-humain ne cessera jamais de m’habiter. Quand on a une fois éprouvé que la première inclinaison des mots est d’inventer des cohérences superficielles, on ne cesse plus de se méfier des mots et des faciles évidences qu’ils servent à notre paresse. » (Planète n° 27, p. 50, 1966 ; le texte complet se trouve sur www.aime-michel.fr/ma-douloureuse-et-prophetique-enfance).

[10] Cet « abîme intérieur à nous-même inaccessible » peut s’entendre en bien des façons. Il y a par exemple ce que l’on appelle l’inconscient cognitif, c’est-à-dire les traitements cérébraux qui rendent possibles les actes de notre vie, marcher dans la rue, regarder une scène, saisir un verre, exprimer notre pensée en mots, etc. tout en échappant à notre conscience. Mais Aimé Michel pense surtout aux capacités latentes de l’homme : de même que, dans le passé, les aptitudes intellectuelles diverses se sont révélées progressivement au fil des millénaires, d’autres aptitudes se révèleront à l’avenir, si bien que même « les cultures les plus avancées n’ont qu’à peine entamé l’exploration de l’homme » (Planète n° 27, op. cit. p. 49).

« L’homme, écrit-il en 1963, est en marche vers quelque chose. Des possibilités aussi illimitées que les abîmes du temps, du ciel et de l’atome se développent lentement en lui, ou plutôt dans la vie dont il incarne provisoirement le sommet terrestre. Certaines de ces possibilités se laissent déjà entrevoir comme une préfiguration du fantastique avenir. En veut-on des exemples ? Les premiers enseignements de la parapsychologie montrent que tous, et généralement sans le savoir, nous sommes un peu paragnostes, un peu télépathes, un peu voyants. Quelques-uns d’entre les hommes disposent d’une mémoire absolue ou du don des calculateurs prodiges sans que l’examen neurophysiologique de leur cerveau permette de déceler la moindre différence anatomique, ce qui donne à penser que tous, nous pourrions en faire autant si nous savions comment nous y prendre. Nous participons donc bien tous au mouvement de l’homme vers la condition surhumaine. Quelque chose en nous, dans le secret d’une solitude souvent inaccessible à nous-mêmes, est déjà penché sur le futur. » (Préface de Le cosmos et la vie, op. cit., p. 16).

Mais un peu plus loin dans le même texte il corrige ce que ces allusions à un « surhomme », c’est-à-dire à un homme « exalté » ou « multiplié » (ou « augmenté » comme on dit aujourd’hui), ont de superficiel. C’est ce qu’une réflexion sur l’évolution passée des êtres vivants permet de comprendre : « l’oiseau n’est pas un super-reptile. C’est un oiseau. Et l’homme n’est pas un super-singe. Extrapolez le singe tant que vous voudrez, multipliez son agilité, la finesse de ses sens, son intelligence même, vous n’obtiendrez jamais l’homme. » De même « nous sommes avertis que le successeur de l’homme ne sera pas un surhomme, mais quelque chose qui échappe par définition à toute définition humaine », donc inaccessible pour l’essentiel à notre propre pensée. Sachant que certaines étoiles sont beaucoup plus anciennes que notre Soleil, on peut concevoir que ce successeur de l’homme, dont la pensée « existera un jour sur la Terre », existe déjà ailleurs dans l’univers. « Voilà pourquoi, conclut-il, je pense que l’entreprise d’entrer en contact avec une pensée extra-terrestre ou d’en discerner l’activité dans le ciel, dans l’histoire humaine, et où que ce soit dans la nature, est la plus désespérée qui soit. » (pp. 24-25).

Peut-être serez-vous surpris, ami lecteur, que soient envisagées dans une même chronique des hypothèses aussi contradictoires que celles d’un effondrement de l’humanité et d’un avenir sans limite ? Presque tous les textes d’Aimé Michel présentent sous une forme ou une autre ces deux perspectives. Jamais sans doute dans l’histoire de l’humanité les deux voies possibles n’ont été aussi clairement apparentes. Plus que jamais elles renvoient à l’ancienne parole : « Je vous ai proposé la vie et la mort. Choisis la vie afin de vivre » (Deutéronome, 30, 10).

[11] L’existence de cette « fumée incessante de mots inexprimés » qui nous « dissimule la vérité de notre être » est illustrée par la mésaventure qui survint à la neuroanatomiste américaine Jill Taylor. En 1996, à 37 ans, elle fut victime d’une grave hémorragie dans l’hémisphère gauche qui la priva en quelques minutes de toutes les fonctions de celui-ci, à commencer par le langage. Voici comment, par la suite, elle décrivit ce qu’elle éprouva alors :

« Il m’a semblé que mon esprit se dissociait peu à peu de mon corps (…). Déconnecté du réel, j’assistais à mes faits et gestes en qualité de simple témoin au lieu de me percevoir comme leur auteur. (…) En plus de mes difficultés à coordonner mes gestes et à ne pas perdre mon équilibre, je ne parvenais plus à traiter normalement les données auditives en provenance de mon environnement. (…) Je me suis aperçue que le babil incessant de mon cerveau (…) ne correspondait plus à un flot de paroles prévisibles. Mes pensées se réduisaient à des fragments épars, inconsistants ; des bribes décousues qu’entrecoupait de temps à autre un profond silence. (…) Je me suis sentie presque euphorique (…) touchée par la grâce dans le silence de mon hémisphère gauche soudain indifférent à tout ce qui composait mon quotidien. Ma conscience est parvenue à une forme d’omniscience où je faisais pour ainsi dire plus qu’un avec le reste de l’univers (…). Mes souvenirs du passé et mes projets d’avenir se sont évanouis au cours de son silence bienvenu. (…) J’ai alors atteint le comble de la félicité. » (J.B. Taylor, Voyage au-delà de mon cerveau, trad. M. Boudewyn, J’ai lu, 2008 ; les italiques à propos du babil incessant sont de moi.)

Deux semaines et demi plus tard on lui enlevait « un caillot de sang de la taille d’une balle de golf ». Son cerveau put alors recommencer à fonctionner mais il lui fallut huit ans pour recouvrer l’ensemble de ses capacités physiques et mentales.

[12] « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. » (Paul, Épître aux Galates, 2, 20). « En lui nous avons été co-édifiés pour devenir une habitation de Dieu. » (Épître aux Éphésiens, 2, 22). Voir aussi : « Les nations sont devenues co-héritières, elles ont été co-incorporées, elles sont co-participantes de la promesse dans le Christ Jésus. » (Éph. 3, 6). Trad. Claude Tresmontant : Saint Paul et le mystère du Christ, Point Sagesse n° 216, Seuil, Paris, 2006, pp. 142-143.

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