La peine de mort chez saint Thomas d’Aquin

La peine de mort chez saint Thomas d’Aquin

De la peine de mort.

Comme vous pouvez le constater vous-même, il est de nouveau beaucoup question de la peine de mort. On parle même de l’abolir purement et simplement dans la   Constitution de la 5ème République. Le Vatican soutient même ce mouvement « abolitionniste »

C’est pour nous l’occasion de réfléchir, de nouveau, sur le problème.

Je vous donnerai la pensée de saint Thomas d’Aquin. Il s’exprime dans ses deux grandes œuvres, le « Contra Gentes » et la « Somme théologique ».

Puis succédera l’exposé merveilleux que nous a donné le professeur Amerio dans son livre : « Iota Unum ».

A- La pensée de Saint Thomas

Pour saint Thomas, la peine de mort est légitime, pour des motifs qui tiennent principalement à la conservation du bien commun et secondairement à la crainte quelle inspire aux méchants.

a- Voilà ce qu’il écrit dans le troisième livre du « Contra Gentes » :

« Comme certains font peu de cas des peines infligées par Dieu parce que s’attachant aux choses sensibles, ils n’ont souci que de ce qu’ils voient, la divine Providence a voulu qu’il y eût sur le terre des hommes qui, au moyen de punitions présentes et sensibles, contraignissent les autres à observer la justice. Et il est évident que ceux-là ne pèchent pas lorsqu’ils punissent les méchants.

  1. Personne ne pèche en accomplissant la justice. Or il est juste que les méchants soient punis, parce que, comme nous l’avons prouvé, le châtiment fait rentrer la faute dans l’ordre. Donc les juges ne pèchent pas en punissant les méchants.
  2. Les hommes qui élevés au-dessus des autres sur la terre sont comme les exécuteurs des desseins de la divine Providence. Car Dieu, suivant l’ordre de sa Providence, réalise les effets inférieurs par les êtres supérieurs. Or, nul ne pèche en exécutant l’ordre de la Providence divine. Et il est dans l’ordre de la Providence que les bons soient récompensés et les méchants punis .Donc les hommes qui sont au-dessus des autres ne pèchent pas quand ils récompensent les bons et punissent les méchants.
  3. Plus encore, le bien n’a aucun besoin du mal, au contraire. Donc ce qui est nécessaire à la conservation du bien ne peut être mauvais en soi. Or il est nécessaire, pour conserver la concorde parmi les hommes, d’infliger des châtiments aux méchants. Donc il n’est pas mauvais en soi de punir les méchants.
  4. Le bien commun est meilleur que le bien particulier de l’individu. Donc il faut sacrifier le bien particulier pour conserver le bien commun. Or, la vie de quelques individus dangereux s’oppose à ce bien commun qu’est la concorde de la société humaine. Donc on doit soustraire par la mort ces hommes de la société humaine.
  5. De même que le médecin, dans une opération, recherche la santé, qui consiste dans l’harmonie bien réglée des humeurs, ainsi le chef de cité, par son action, recherche la paix qui consiste dans l’harmonie bien réglée des citoyens. Or le médecin fait une chose bonne et utile en coupant le membre gangrené si celui-ci menace de corruption le reste du corps. Donc le chef de la cité est juste et exempt de péché, lorsqu’il met à mort des hommes dangereux, pour que la paix de la cité ne soit pas troublée.

C’est ce qui fait dire à l’Apôtre : « Ne savez-vous pas qu’un peu de levain fait fermenter toute la pâte » (I Co 5,6) ? Et un peu après il ajoute : « Faites disparaître ce méchant du milieu de vous » (ibid 13). Il dit encore en parlant du pouvoir terrestre « qu’il ne porte pas en vain le glaive ; car il est le ministre de Dieu, pour exécuter sa vengeance en punissant celui qui fait le mal » (Rm 13 1) ; et ailleurs nous lisons : « Soyez soumis pour Dieu à toute créature humaine, soit au roi, comme au plus élevé, soit aux gouverneurs, comme étant envoyés par lui pour punir les méchants et récompenser les bons » (1 Pe 2 13-14)

Ainsi se trouve réfutée l’erreur de ceux qui affirment que l’on ne doit pas infliger de peines corporelles, et qui veulent appuyer cette erreur sur cette parole : « Vous ne tuerez pas » (Ex 20 13). Ils allèguent encore cet exemple rapporté dans l’Evangile, du maître répondant à ses serviteurs qui voulaient arracher l’ivraie du milieu du froment : « Laissez-les croître l’un et l’autre jusqu’à la moisson » (Mt 13 30) Il est dit au même endroit que l’ivraie représente les mauvais fils et la moisson, la fin des temps. Donc, concluent-ils, on ne doit pas retrancher les méchants du milieu des bons par la mort. Ils donnent de plus cette raison, que tant que l’homme est dans ce monde il peut devenir meilleur. Par conséquent, il ne faut pas le faire disparaître du monde en le mettant à mort, mais le réserver pour la pénitence.

Ces raisons sont frivoles. Car ce qui est dit dans la loi : « Vous ne tuerez pas », est suivi par ceci : « Vous ne laisserez pas vivre les méchants » (Ex 22, 18) ; ce qui signifie qu’il est défendu de tuer injustement un homme. Ce que ressort aussi des paroles du Seigneur car, après avoir dit : « Vous avez entendu qu’il été dit aux anciens : « Vous ne tuerez point », il ajoute : « Et moi je vous dis que tout homme qui s’irrite contre son frère méritera de passer en jugement », etc, (Mt 5 21-22. Et par là il veut faire entendre qu’il est défendu de tuer par colère, mais non par zèle pour la justice. Nous voyons ainsi comment interpréter cette parole du Seigneur : « Laissez-les croître l’un et l’autre jusqu’à la moisson », par cette qui suit : « De peur qu’en recueillant l’ivraie, vous n’arrachiez aussi le bon grain avec elle ».(Mt 13, 29). Il est interdit par ce passage de donner la mort aux méchants lorsqu’on ne peut le faire sans mettre les bons en danger ; ce qui arrive le plus souvent quand les méchants ne se distinguent pas des bons par des péchés visibles, ou bien quand il est à craindre que les méchants n’entraînent après eux un grand nombre de bons dans leur perte. Que les méchants, tant qu’ils vivent, peuvent s’amender, n’empêche pas qu’ils puissent justement être tués ; car le danger qui vient de leur conduite est plus grand et plus certain que le bien qu’on peut espérer de leur amendement. Ils n’en ont pas moins la faculté de se convertir à Dieu, en faisant pénitence, à l’article de la mort. Et s’ils sont à ce point obstinés qu’à l’article de la mort leur cœur ne renonce pas à sa malice, on peut estimer qu’ils ne se repentiront probablement jamais. »

b- dans la Somme théologique.

 

Voilà ce que saint Thomas écrit dans la II II 64 2 :

 

« Il est licite de tuer les animaux dans la mesure où ils sont ordonnés par la nature à l’usage de l’homme comme ce qui est imparfait est ordonné à ce qui est parfait. Or toute partie est ordonnée à un tout comme l’imparfait au parfait. Toute partie, de par nature, est pour le bien du tout. Voilà pourquoi, s’il faut pour le salut d’un corps humain couper un membre, par exemple parce qu’il est infecté et risque de corrompre les autres, une telle amputation sera indiscutablement louable et salutaire. Mais toute personne individuelle est vis-à-vis de la société dans le même rapport qu’une partie avec le tout. Si donc quelque homme devient un péril pour la société et que son péché soit contagieux pour les autres, il est louable et salutaire de le mettre à mort, pour que le bien commun soit conservé, selon le mot de l’Apôtre : « Un peu de ferment ne pourrait-il pas corrompre toute la masse ? » (1 Co 5,6)

Le Seigneur en défendant d’arracher l’ivraie, avait en vue la conservation du blé, c’est-à-dire des bons. Ceci s’applique quand on ne peut faire périr les méchants sans toucher en même temps les bons ; soit parce qu’on ne peut les discerner les uns des autres ; soit que les méchants étant nombreux, il serait impossible de les tuer sans exposer les bons au péril. Aussi le Seigneur enseigne-t-il qu’il vaut mieux laisser vivre les méchants et réserver la vengeance jusqu’au jugement dernier que de faire périr les bons en même temps.Si toutefois la mise à mort des méchants n’entraîne aucun péril pour les bons mais assure au contraire protection et salut, on peut exécuter licitement les méchants.

Par ailleurs Dieu, selon l’ordre de sa sagesse, tantôt supprime immédiatement les pécheurs afin de libérer les bons ; tantôt leur accorde le temps de se repentir…La justice humaine imite ce comportement autant que possible : elle exécute ceux qui sont pernicieux pour les autres, mais elle réserve pour leur pénitence ceux dont les fautes ne nuisent pas gravement aux autres.

Enfin l’homme en péchant s’écarte de l’ordre de la raison et déchoît ainsi de la dignité humaine, qui consiste à naître libre et à exister pour soi ; il tombe ainsi d’une certaine manière dans la servitude des bêtes, de telle sorte que l’on peut disposer de lui selon qu’il  est utile aux autres. Comme le dit le Psaume 48,21 : « L’homme, au temps de sa splendeur, ne l’a pas compris. Il est descendu au rang des animaux sans sagesse et leur est devenu semblable ». Et aussi : « Le stupide servira le sage » (Ps 11,29). Voilà pourquoi, s’il est mal en soi de tuer un pécheur, dans sa dignité, ce peut être un bien que de tuer un pécheur, comme on abat une bête ; car l’homme mauvais est pire qu’une bête, et plus nuisible encore ».

De même dans la II II 108 3

« Certains hommes, sans amour pour la vertu, se retiennent de pécher par la crainte de perdre par le châtiment plus qu’ils ne gagneraient en péchant ; autrement la crainte n’empêcherait pas le péché. La punition du péché doit donc s’exercer par la soustraction de ce que l’homme aime le plus : la vie, l’intégrité du corps, sa liberté, et les biens extérieurs tels que les richesses, la patrie et la gloire. Comme le rapporte saint Augustin, « selon Cicéron, les lois comportent huit sortes de peines », à savoir la mort qui ôte la vie, les coups et le talion (œil pour œil) qui touchent l’intégrité du corps, l’esclavage et la prison par lesquels on perd la liberté, l’exil par lequel on perd la patrie, l’amende par laquelle on perd les richesses, l’infamie par laquelle on perd la gloire.

C’est pourquoi le Seigneur défend d’arracher l’ivraie quand on risque « d’arracher aussi le froment », mais il est parfois possible d’éradiquer les méchants par la mort non seulement sans danger, mais même avec une grande utilité pour les bons. En pareil cas, on peut infliger la peine de mort aux pécheurs, (…). Mais elle doit être réservée aux pécheurs qui nuisent gravement au prochain. »

De même dans II II 66 6

La peine de mort est infligée pour les péchés mortels qui causent un dommage irréparable ou comportent une horrible perversité. Elle n’est pas infligé pour un vol (…), à moins qu’il ne soit accompagné d’une circonstance aggravante : le sacrilège, qui est le vol d’une chose sacrée ; la concussion, qui est le détournement de biens publics ; ou l’enlèvement, qui est le vol d’un homme. »

De même dans II II 25 6

« Comme le dit le Philosophe, quand les amis commettent des fautes, il ne faut pas les soustraire des bénéfices de l’amitié tant qu’on peut espérer les guérir. (…) Mais lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et qu’ils deviennent incorrigibles, alors il ne faut plus leur témoigner la familiarité de l’amitié. C’est pourquoi, s’ils sont jugés plus nuisibles aux autres que susceptibles d’amendement, la loi divine et la loi humaine ordonnent leur mort. Et cependant le juge n’agit pas ainsi par haine mais par amour de charité, faisant passer le bien public avant la vie d’un seul individu. Et la mort infligée par le juge sert au pécheur, s’il se converti, à l’expiation de sa faute ; et s’il ne se converti pas, elle met un terme à sa faute en lui ôtant le pouvoir de pécher davantage ».

Dans II II 65 2

 

« Puisque la cité est une communauté parfaite, le chef de la cité a plein pouvoir coercitif. Il peut donc infliger des peines irréparables, telles que la mort ou la mutilation ».

Dans I II 100 8

« La loi humaine ne peut permettre qu’un homme soit tué injustement. Mais il n’est pas injuste de tuer les malfaiteurs ou les ennemis de l’Etat. Un tel acte n’est pas contraire au précepte du Décalogue… »

Dans I II 87 3

 

« La rigueur d’une peine est proportionnée au péché, et cela dans les jugements tant divins qu’humains, mais comme le dit saint Augustin, il n’est requis dans aucun jugement que la durée de la peine égale celle de la faute. Ce n’est pas parce qu’un adultère ou un homicide se commettent en un moment qu’ils sont châtiés par une peine d’un moment : ils le sont plutôt par la prison perpétuelle ou l’exil, parfois même la mort. Dans cette dernière peine de mort on ne considère pas la durée de l’exécution mais plutôt le fait que le condamné sera retranché pour toujours de la société des vivants : ce qui représente à sa manière l’éternité des peines infligées par Dieu. »

Dans I II 87 3

« Une peine infligée par la loi humaine n’est pas toujours médicinale pour celui qu’elle frappe, mais seulement pour les autres. Ainsi lorsqu’un bandit est pendu, ce n’est pas pour son amendement à lui mais à cause des autres, afin qu’au moins la crainte de la peine retienne de pécher. « Flagellez le malfaisant, le sot sera plus sage » (Pr 19 25)

C’est ainsi que l’on peut dire que, pour Saint Thomas, la peine de mort peut avoir une valeur médicinale.

 

B- Exposé doctrinal du professeur Amério dans son livre « Iota Unum » (NEL)

 

 

LA PEINE DE MORT

La peine de mort.

Il y a des institutions de la société qui dérivent des principes du droit naturel et qui, comme tels, jouissent de la perpétuité sous diverses formes. Tels sont la famille, l’Etat, le sacerdoce. Et il y en a d’autres qui, engendrées par un certain degré de réflexion sur ces principes et par des circonstances historiques, doivent tomber quand la réflexion passe à un échelon ultérieur ou quand cessent ces circonstances. Tel fut, par exemple, l’esclavage.

Jusqu’en des temps récents, la peine de mort a été à la fois justifiée théoriquement et pratiquée dans toutes les nations comme la sanction suprême dont la société frappe le mauvais dans le triple but de réparer l’ordre de la justice, de se défendre et de détourner du mal les autres hommes.

La légitimité de la peine capitale est fondée sur deux propositions :

 

            1°) la société a le droit de se défendre;

 

            2°) la défense comporte tous les moyens qui y sont nécessaires. La peine capitale est donc incluse dans la seconde proposition à condition que supprimer la vie d’un membre de l’organisme social soit devenu nécessaire à la conservation du tout.

La disposition croissante de nos contemporains à mitiger les peines est pour une part l’effet de l’esprit de clémence et de mansuétude propre à l’Evangile, contredit pendant des siècles par des coutumes judiciaires barbares. Il est pourtant vrai que l’horreur du sang a persisté dans l’Église, par une inconséquence qu’il n’y a pas lieu d’étudier ici. En effet, il faut rappeler que le droit canon frappait d’« irrégularité » non seulement le bourreau, mais aussi le juge qui condamne à mort selon les règles du droit (juxta ordinem juris), et même les plaideurs et les témoins d’une cause capitale si mort d’homme s’en est suivi (CIC, 985, 4°).

 

            La controverse ne porte pas sur le droit de la société à se défendre, qui est l’inattaquable prémisse majeure du syllogisme pénal. Elle ne porte que sur la nécessité de supprimer l’offenseur pour s’en défendre, ce qui en est la mineure.

La doctrine traditionnelle, de saint Augustin à saint Thomas et à Taparelli d’Azeglio est que l’appréciation de la nécessité, qui conditionne la légitimité de la peine, est un jugement historique qui varie selon le degré d’unité morale de la communauté poli­tique et selon le plus ou moins de force que doit déployer le bien commun qui l’unifie contre l’indivi­dualisme qui le désagrège. Même les systèmes proposant l’abolition de la peine de mort, à commen­cer par celui de Beccaria, une fois établie la majeure du syllogisme, donnent à la mineure un carac­tère purement historique, car ils admettent dans les cas exceptionnels, la guerre par exemple, la suppression de l’auteur de l’infraction. Durant la dernière guerre mondiale (1939-1945), même la Suisse a condamné à être fusillées dix-sept personnes coupables de haute trahison.

L’opposition à la peine capitale*.

L’opposition à la peine capitale peut naître de deux motifs hétérogènes et incompatibles : il faut la juger selon les aphorismes moraux d’où elle procède.

Elle peut provenir, en effet, de ce qu’à l’exécration du délit on joint la commisération pour la faiblesse humaine et le sentiments de la liberté de l’homme qui reste capable, tant que dure sa vie mortelle, de se relever de toute chute.

Mais elle peut découler aussi de l’idée de l’inviolabilité de la personne en tant que sujet protagoniste de la vie terrestre, en prenant l’existence mortelle comme une fin en soi, que l’on ne peut supprimer sans violer la destinée de l’homme.

Ce second motif de rejeter la peine de mort est considéré par beaucoup comme un motif religieux : il est irréligieux en réalité. Il oublie, en effet, qu’aux yeux de la religion la vie n’a pas statut de fin mais de moyen menant à la finalité morale de la vie, qui dépasse tout l’ordre des valeurs terrestres subordonnées. Prendre la vie d’un homme n’équivaut donc pas du tout à lui enlever définitivement la fin surnaturelle pour laquelle il est né et en laquelle consiste sa dignité. L’homme est capable de « perdre, en voulant vivre, ses bons motifs de vivre : propter vitam, vivendi perdere causas », se rendre indigne de vivre, en prenant la vie comme la valeur même au service de laquelle elle est. C’est qu’il y a en ce motif un sophisme implicite, supposant que l’homme, pratique­ment l’Etat, est capable, en ôtant la vie au délinquant, de lui retrancher sa destinée, de le priver de sa fin dernière, de lui enlever la possibilité d’accomplir son rôle d’homme. C’est le contraire qui est vrai. On peut ôter la vie au condamné à mort, on ne peut pas lui retirer sa fin dernière. Les sociétés qui nient la vie future et qui érigent en maxime le droit de vivre heureux sur terre doivent se garder de la peine de mort comme d’une injustice qui éteint dans l’homme la faculté de se rendre heureux. C’est un paradoxe véritable, parfaitement vrai, que les adversaires de la peine capitale prennent parti pour l’Etat totalitaire, puisqu’ils lui attribuent un pouvoir beaucoup plus grand qu’il n’en a, un pouvoir absolument suprême, celui de priver un homme de sa destinée[1]. La mort infligée par des hommes à d’autres hommes ne pouvant porter préjudice ni à leur destinée morale ni à leur dignité humaine, elle peut bien moins encore empêcher la justice divine, ni lui porter préjudice : c’est celle-ci qui jugera en dernier ressort tous les jugements. Le sens de la devise gravée sur l’épée du bourreau de Fribourg (en Suisse) : « Seigneur Dieu, tu es le juge » n’est pas l’identification de la justice humaine avec la justice divine, mais au contraire l’aveu de cette justice suprême qui juge toutes les nôtres.

On objecte aussi l’inefficacité de la peine capitale pour détourner du crime, en s’appuyant sur une phrase célèbre de César disant, au procès des complices de Catilina, que la mort du scélérat, en mettant fin à son infamie et à sa misère, était pour lui un moindre mal que de survivre dans l’infamie et la misère. Mais cette objection est réfutée, d’abord, par le sentiment universel qui a fait que les scélérats se lient entre eux par des pactes scellés par la mort en cas d’infidélité. C’est confirmer par un témoignage compétent l’efficacité dissuasive de la peine capitale.

Variation doctrinale dans l’Église.

 

            Même en théologie pénale, il se dessine dans l’Église une variation importante. Nous ne cite­rons que les documents de l’épiscopat français, qui a soutenu en 1979 qu’il fallait abolir en France la peine de mort comme « incompatible avec l’Evangile »; ceux des évêques du Canada et d’Amérique du Nord; ainsi que les articles de l’Osservatore Romano du 22 janvier 1977 et du 6 septembre 1978 plaidant l’abolition de la peine de mort comme lésant la dignité humaine et contraire à l’Evangile.

Quant à ce dernier argument, il faut observer que, sans accueillir la célébration de la peine capitale faite par Baudelaire comme d’un acte hautement sacré et religieux, en la repoussant nette­ment, au contraire, on ne peut tout de même pas effacer d’un trait, je ne dis pas la législation cano­nique mais l’enseignement même du Nouveau Testament.

     Je sais bien, que le passage typique de Rom., XIII, 4, qui donne aux princes le glaive de la justice (jus gladii) et les appelle « ministres de Dieu pour châtier les mauvais » est récusé selon les canons herméneutiques des novateurs comme expression d’une condition historique dépassée. C’est pourquoi Pie XII a rejeté explicitement cette interprétation, en soutenant, dans son discours du 5 février 1955 aux juristes catholiques, que ce verset a une valeur durable et générale, puisqu’il se réfère au fondement essentiel du pouvoir pénal et de sa finalité immanente.

 

           De plus, dans l’Evangile le Christ autorise indirectement la peine capitale en disant que mieux vaut pour l’homme être condamné à mort par noyade que de commettre le péché de scandale (Mt, XVIII, 6). Et dans les Actes V, 1-11, il est clair que la peine de mort ne faisait pas horreur à la communauté chrétienne primitive, puisque les époux Anne et Saphire, coupables de fraude et de mensonge au détriment des frères, comparurent devant saint Pierre et furent frappés de mort. Nous savons par les commentaires bibliques que cette condamnation fut taxée de cruauté par les ennemis contemporains de l’Église.

Le changement qui s’est opéré se manifeste en deux points.

Dans la nouvelle théologie pénale, on ne fait aucune considération de justice et toute la question porte sur l’utilité de la peine et sur son aptitude à récupérer, comme on dit, le coupable pour la société. Ici la pensée des novateurs rejoint, comme sur d’autres points, l’utilitarisme de la philosophie jacobine. L’individu est essentiellement indépendant, l’Etat peut se défendre contre le délinquant mais non le châtier pour avoir enfreint la loi morale donc pour être moralement coupable. Cette absence de culpabilité de l’auteur du mal se mue ensuite en un moindre égard pour la victime et va jusqu’à une préférence accordée au responsable sur sa victime. En Suède, l’ancien détenu est privilégié dans les concours pour obtenir un emploi public plus facilement qu’un citoyen irréprochable. La considération de la victime s’éclipse devant la pitié pour le malfaiteur. L’assassin Buffet, en montant à la guillotine, cria son espoir « d’être le dernier guillotiné de France ». Il aurait dû proclamer celui d’être le dernier assassin. Le châtiment semble plus détestable que le crime, et la victime tombe dans l’oubli. La restauration de l’ordre moral, violé par la faute commise, est niée; le châtiment est regardé comme un acte de vengeance. C’est pourtant une exigence de justice et il faut la poursuivre même quand il n’est pas possible d’annuler le mal commis ni d’obtenir l’amendement du coupable. N’insistons pas sur le fait que la mentalité nouvelle attaque l’idée même de la justice divine, qui frappe de peine les damnés sans aucune espérance ni possibilité de révision (§ 316). L’idée même de rachat du coupable est réduite à une transformation d’ordre social. Selon l’Osservatore Romano du 6 septembre 1978, le rachat est « conscience de revenir à se rendre utile à ses frères », et non plus, comme le veut le système catholique, détestation de la faute et redressement de la volonté, ramenée à la conformité à l’absolu de la loi morale.

Lorsqu’on argue ensuite qu’il ne faut pas supprimer la vie d’un homme parce qu’on lui enlève­rait en même temps la possibilité d’expier, on néglige la grande vérité que la peine capitale est elle-même une expiation. Sans doute, dans la « religion de l’homme », l’expiation consiste avant tout pour l’homme à se vouer aux hommes. Il faut donc lui en concéder le temps, loin de l’abréger. Dans la reli­gion vouée à Dieu, l’expiation consiste avant tout à reconnaître la majesté et la souveraineté divines. Or, selon le principe de la ponctualité de la vie morale (§ 202), il faut les reconnaître à tout instant et à tout instant c’est possible.

L’Osservatore Romano du 22 janvier 1977 écrit, en combattant la peine de mort, qu’au délin­quant « la communauté doit concéder la possibilité de se purifier, d’expier sa faute, de se racheter du mal commis, tandis que le dernier supplice ne la lui concède pas. » En écrivant cela, le journal nie la valeur expiatoire de la mort qui est le point suprême de la vie mortelle, tout comme le bien de la vie, que celui qui expie consent à sacrifier, est le plus haut bien parmi les biens relatifs d’ici-bas.

D’autre part, l’expiation des péchés de l’homme par le Christ est liée à sa condamnation à mort.

Il ne faut pas oublier non plus les conversions de condamnés à mort obtenues par saint Joseph Cafasso, ni certaines lettres de Résistants condamnés à mort[2]. Le dernier supplice, grâce aussi au ministère du prêtre qui intervient entre le juge et le bourreau, a souvent donné lieu à d’admirables transformations morales :

  • depuis celui de Nicolas de Tuldo, réconforté par Catherine de Sienne qui en a laissé le compte rendu dans une lettre célèbre,

  • jusqu’à celui de Félix Robol, assisté sur l’échafaud par Antoine Rosmini[3],

  • à celui de Martin Merino, qui avait attenté en 1852 à la vie de la reine d’Espagne,

  • à celui de notre contemporain Jacques Fesch, guillotiné en 1957, dont les lettres de prison sont le témoignage émouvant d’une perfection spirituelle de prédestiné[4].

 

            L’aspect donc le plus irréligieux de la doctrine qui rejette la peine capitale consiste à lui refu­ser sa valeur expiatoire qui, selon les vues religieuses, est justement la plus grande parce qu’elle inclut le suprême consentement à la suprême privation dans l’ordre des biens terrestres. Vient à point, à ce propos, l’avis de saint Thomas, selon lequel l’exécution capitale efface non seulement la dette envers la société humaine, mais en outre toute réparation due dans l’autre vie. Il est bon de rapporter ses paroles précises : « La mort, infligée pour châtier les crimes, enlève toute la peine due dans l’autre vie pour ces crimes, ou une partie seulement de cette peine, selon l’importance de la faute, du châtiment subi et de la contrition, ce que ne fait pas la mort naturelle[5]» La force morale de la volon­té qui expie explique aussi l’infatigable sollicitude avec laquelle la Compagnie de saint Jean le Décollé, qui accompagnait les condamnés à leur supplice, multipliait les suggestions, les instances, les secours, pour amener au consentement et à l’acceptation celui qui allait mourir et obtenir ainsi qu’il mourût, comme l’on disait, dans la grâce de Dieu[6].

Inviolabilité de la vie.  Nature de la dignité humaine.  Pie XII.

L’argument principal de la nouvelle théologie pénale demeure cependant de l’inviolable et imprescriptible droit à la vie qui serait lésé quand l’Etat inflige la peine capitale. « A la conscience moderne », dit l’article que nous avons cité, « ouverte et sensible comme elle est aux valeurs de l’homme, à sa position centrale et à sa primauté dans l’univers, à sa dignité et à ses droits inviolables et inaliénables, la peine de mort répugne comme étant une mesure inhumaine et barbare. »

A ce texte, qui réunit tous les motifs de l’abolitionnisme, il faut avant tout opposer une constatation de fait.

L’appel de l’OR à la « conscience moderne » est tout semblable à la prémisse du document des évêques français selon lesquels « le refus de la peine de mort correspond chez nos contemporains à un progrès accompli dans le respect de la vie humaine ». Mais cette affirmation naît d’une propension vicieuse de l’esprit à se complaire dans les idées à la mode et à régler ses idées sur ses désirs, puisque les atroces exterminations d’innocents perpétrées en Allemagne nazie et en Russie soviétique, la violence diffuse contre les personnes employée comme instrument ordinaire par les gouvernements despotiques, la légitimation et jusqu’à l’obligation de l’avortement passées dans les lois, l’exaspération de la délinquance et du terrorisme mal réfrénés par les gouvernements infligent un cruel démenti à ces propos irréalistes.

Nous reviendrons (§ 205 à 210) sur la position axiologique centrale de l’homme dans l’uni­vers. En général, dans les discours sur la peine de mort, on néglige la distinction entre l’état de droit de l’homme innocent et celui de l’homme coupable.

On considère le droit à la vie comme inhérent à la pure existence de l’homme, alors qu’il dérive de sa finalité morale. La dignité de l’homme a pour origine sa destination aux valeurs qui transcendent la vie temporelle et ce destin est gravé dans l’esprit comme image de Dieu. Bien que cette destination soit absolue et cette image indélébile, la liberté de l’homme fait que par la faute il descend de cette dignité et dévie de ce finalisme. Le fondement du droit pénal est précisément la baisse du mérite du sujet qui viole l’ordre moral et qui suscite par la faute l’intervention contraignante de la société pour réparer le désordre. Ceux qui ne donnent pour motif à cette intervention contraignante que le tort fait à la société, enlèvent au droit tout caractère moral et en font une précaution contre l’auteur du dommage, sans distinguer entre libre ou contraint, entre le rationnel ou irrationnel. L’équation pénale, dans le système catholique, fait qu’au manquement, par lequel le délinquant a cherché une satisfaction personnelle au mépris du commandement moral, correspond une diminution de bien, de jouissance, de satisfaction. En dehors de ce contrepoids moral, la peine devient une réaction purement utilitaire, qui néglige précisément la dignité de l’homme, et qui ramène la justice à un ordre tout matériel, comme il l’était en Grèce lorsque le tribunal du Prytanée jugeait et condamnait les pierres; les arbres, les bêtes qui avaient causé quelque dommage.

La dignité humaine est, tout au contraire, un caractère imprimé naturellement dans la créature raisonnable, mais qui devient conscient et explicite sous la motion de la volonté bonne ou mauvaise et qui croît ou décroît dans cet ordre. Nul ne voudra jamais mettre sur le même plan en dignité humaine le juif d’Auschwitz et Eichmann son bourreau, ni comparer sainte Catherine à Thaïs. La dignité humaine ne peut baisser pour des faits qui ne soient pas d’ordre moral, et, contrairement au sentiment devenu courant, ce n’est pas au degré de participation aux bénéfices du progrès technique (§ 210) que se mesure la dignité humaine, donc ni à la quote-part de biens économiques, ni au degré d’alphabétisation, ni aux progrès dans le soin de la santé, ni à la distribution abondante des choses agréables de l’existence, ni à la victoire sur les maladies. Il ne faut pas confondre la dignité humaine, qui est un attribut moral, avec l’augmentation des avantages utilitaires qui revient aussi à l’homme indigne (§ 210 et 218).

La peine de mort, et toute peine afflictive si elles ne se dégradent pas jusqu’à être de pure défense ou une sorte d’abattage sélectif, suppose toujours un abaissement moral de la personne qui en est frappée : il n’y a donc pas atteinte portée à un droit inviolable et imprescriptible. Ce n’est pas que la société prive le coupable d’un droit, mais, comme l’a enseigné Pie XII dans le discours du 14 sep­tembre 1952 aux neurologues : « Même quand il s’agit de l’exécution d’un condamné à mort, l’Etat ne dispose pas du droit de l’individu à la vie. Il est réservé alors au pouvoir public de priver le condamné du bien de la vie en expiation de sa faute après que par son crime il s’est déjà dépossédé de son droit à la vie » (AAS, 1952, p. 779 sqq.).

Le fait que le droit à la vie, qui est inviolable chez l’innocent, ne l’est pas chez le coupable, apparaît aussi si l’on regarde le droit à la liberté, qui lui est parallèle. Lui aussi estimé, inviolable et imprescriptible. Toutefois, le droit pénal reconnaît la légitimité de la privation, même perpétuelle, de la liberté pour sanctionner un délit. Elle est en usage dans toutes les nations. Il n’y a donc de droit inconditionnel à aucun des biens de la vie temporelle. L’unique droit vraiment inviolable est le droit à la fin dernière, donc à la vérité, à la vertu, au bonheur et à tous les moyens nécessaires. Mais ce droit n’est pas lésé par la peine de mort.

En conclusion, la peine capitale et même toute peine est illégitime si l’on suppose l’individu indépendant de la loi morale grâce à la morale subjective, et à l’égard de la loi civile en conséquence de cette première indépendance. La peine capitale devient barbare dans une société privée de religion qui, enfermée dans l’horizon terrestre, n’a pas le droit de priver l’homme d’un bien qui, selon elle, est pour lui tout le bien ».

Source revue Item

*    Cette opposition est devenue à peu près générale et cette peine est regardée comme essentiellement injuste. En 1983, de nombreux Etats membres du Conseil d’Europe ont signé un protocole additionnel à la Convention Européenne des Droits de l’Homme par lequel ils s’engagent à abolir dans leurs lois la peine de mort (RI, 1983, p. 1077).

[1]    Est donc faux ce que Sœur Angèle Corradi, chargée d’apostolat auprès des incarcérés, a soutenu au « meeting » de Rimini (ORdu 25 août 1983) : la prison serait l’occasion d’« écraser définitivement » un homme. Selon la religion, il est impossible à l’homme d’écraser définitivement un autre homme.

[2]    Lettere di condannati a morte della Resistenza europea, Turin, 1973.

[3]    Le discours que prononça Rosmini sur l’estrade à Roveredo de Trente se lit au tome 27 de ses Œuvres, pp. 132-184, Milan, 1846 (en italien).

[4]    Elles ont été publiées par A.M. Lemonnier sous le titre de Lumière sur l’échafaud, Paris, 1971.

[5]    S. Th. Index, au mot Mors (éd. Turin, 1926; éd. Bar-le-Duc, 1874. « Mors illata etiam pro criminibus aufert totam pœnæ secundum quantitatem culpæ, patientiœ et contritionis, non atem mors naturalis. »

[6]    Très révélateur est à ce propos ce qui se lit dans les Rapports de la Compagnie de Saint-Jean-le-Décollé à Rome, à la date du jeudi 16 février 1600, sur le supplice de Giordano Bruno. On l’entoura de sept confesseurs : dominicains, jésuites, oratoriens, hiéronymites, afin que si un genre de spiritualité ne réussissait pas avec lui, il en accueillît peut-être une autre. V. Spampanato, Documenti della vita di Giordano Bruno, Florence, 1933, p. 197. A ce propos, voir le livre de V. Paglia, La morte confortata, Rome, 1982; en particulier le chapitre VII « La mort du condamné », modèle de mort chrétienne.

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