Tags “Jésus sauve“ à Paris : enquête sur un phénomène

Tags “Jésus sauve“ à Paris : enquête sur un phénomène

Ils se multiplient depuis des mois un peu partout dans la capitale : les graffitis « Jésus sauve » interpellent les passants… mais aussi les Églises. Et empoisonnent la mairie. La Vie a cherché à savoir qui se cachait derrière ces messages.

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C’est un cri mystérieux qui résonne dans tout Paris intramuros et sur les boulevards extérieurs. Sur les murs, les compteurs d’alimentation, sur les boîtes aux lettres, les cabanes de chantier, le long du boulevard périphérique, des centaines de tags et graffitis clament depuis plusieurs mois : « Jésus sauve ». Parfois accompagné d’un sous-titre « et guérit », ou d’une injonction « Si si j’insiste ! », les tags se multiplient dans toute la capitale, plus particulièrement dans les XVIIIe et XIXe arrondissements et sur le périphérique. La soudaineté et le caractère massif de ce phénomène inédit n’ont d’égal que le silence assourdissant de son auteur : pas de signature, mais toujours la même police simple, cursive. Limpide.

Apparu au mois d’octobre dernier et toujours en activité malgré des périodes de sommeil, le (ou les) mystérieux graffeur(s) ne passe pas inaperçu dans la capitale, au point que rapidement des Parisiens se sont réappropriés ses tags en les détournant : les cinéphiles – «Jésus sauve… le soldat Ryan » –, les politiques – «Jésus sauve… la gauche » –, les œnologues – «Jésus sauve-ignon » –, les désespérés « Jésus sauve… mon mariage »… Il y en a pour tous les goûts, et le phénomène est tel qu’il est devenu un hashtag en vogue sur les réseaux sociaux, notamment Instagram (plus de 2700 publications) mais également un vrai marqueur culturel de la ville de Paris.

Dans les milieux chrétiens, cette « street évangélisation » surprend et interroge, mais elle divise aussi. Si certains – à l’instar du pasteur évangélique Carlos Payan – estiment que l’œuvre d’annonce est plus importante que le reste, et qu’une âme qui se convertirait vaut bien une petite dégradation, d’autres condamnent la méthode (même s’ils approuvent le propos). « Il y a un contresens entre le message porté – Jésus sauve – et le support choisi, qui relève du bien public », réagit notamment Jean-Luc Gadreau, artiste et chargé de communication de la Fédération des Églises évangéliques baptistes de France. Certaines paroisses catholiques, quant à elles, se contentent d’afficher les tags sur leur compte Instagram, à l’image de la paroisse de la Sainte-Trinité, dans le 9e arrondissement, ou Sainte-Marie-des-Batignolles, dans le 17e.

Ça a été la vraie surprise dans le milieu, on a même cru à une blague au début , mais on a été assez impressionnés par son succès.

Mais au-delà du débat sur la méthode de « Jésus sauve », tous se posent la même question : qui est donc ce mystérieux graffeur ? Évidemment, les regards se tournent rapidement vers un courant bien particulier du christianisme… « Ce n’est pas dans nos méthodes, allez voir du côté des évangéliques », commente ainsi laconiquement l’Église protestante unie de France (ÉPUdF) quand nous l’interrogeons à ce sujet. Pourtant, du côté du Conseil national des évangéliques de France (CNEF), on affirme, comme ailleurs, ne pas connaître l’origine des tags. Dans les Églises, les conjectures vont bon train… et on se renvoie la balle de façon généralisée. Le pasteur d’une église évangélique nous confie ainsi : « Ça ressemble aux méthodes de “H24 pour Jésus”, une église qui fait de l’évangélisation dans le métro . » Contactée, l’église en question affirme ne pas avoir d’information sur « Jésus sauve ».

Du côté de la mairie de Paris, chargée d’effacer les graffitis en tous genres, sur signalement des riverains, on n’en sait guère plus mais le nombre de tags est pris en compte. Une chose est sûre, cependant : « Jésus sauve » n’est pas l’œuvre d’un amateur. Qu’il s’agisse du lettrage lisible, de la maîtrise de la bombe ou du choix de lieux à forte visibilité, les méthodes ne diffèrent pas de celle d’un graffeur classique. « Ce qui laisse penser qu’il est lui-même un tagueur, » conclue Chloé Humpich, attachée de presse à la Mairie de Paris.

Ça fait trente ans que je suis dans le graffiti et c’est la première fois que je vois ça : un artiste qui promeut un autre nom que le sien.

Et dans le milieu du graffiti non plus, cela ne fait aucun doute : « Jésus sauve » est un des leurs. « Ça a été la vraie surprise dans le milieu, on a même cru à une blague au début , mais on a été assez impressionnés par son succès. C’est arrivé très vite, et partout, » raconte « Mr X », graffeur parisien « en légal et illégal depuis 1986 », qui préfère parler sous pseudonyme. L’inconnu fait preuve d’une connaissance aigüe des codes du monde du tag, en épargnant notamment les emplacements liés de près ou de loin à la SNCF et la RATP : « Il sait que ces deux institutions regroupent les différentes plaintes et que, s’il se fait choper, il risque gros, indique “Mr X” . Il sait aussi qu’en taguant du mobilier de chantier, ça ne sera pas effacé tout de suite. Il n’y a que les vrais graffeurs qui savent ça ! »

La démarche est cependant inédite. Dans « Jésus sauve », pas de signature, pas de lettres stylisées, le message est anonymisé. « Ça fait trente ans que je suis dans le graffiti et c’est la première fois que je vois ça : un artiste qui promeut un autre nom que le sien , » commente encore « Mr X ». Le but du tagueur est néanmoins clair : impacter massivement les Parisiens, qu’ils soient familiers avec le milieu du graff ou non. « Dans l’ensemble, les lettres sont fines et lisibles, ni enchaînées ni collées pour que tout le monde puisse lire, et que le message passe bien… »

Il y a quelques mois, Guillaume Bourin, pasteur français résidant à Montréal, découvre le phénomène alors qu’il est en vacances en France. Le 19 décembre dernier, il publie sur son blog « Le Bon Combat » un « message à celui qui tague “Jésus sauve” partout dans Paris », et lance un avertissement au tagueur prosélyte. Ancien graffeur lui-même, ayant exercé dans l’illégalité dans les années 1990 et au début des années 2000 au sein du collectif MCZ – il était également dealer à l’époque – Guillaume Bourrin s’est converti en 2003, à l’âge de 24 ans, après quelques mois passés derrière les barreaux. Pour lui, désormais pasteur depuis cinq ans, la conversion s’est accompagnée d’un « retour dans le droit chemin »… Dans son billet de blog, il encourage l’inconnu à faire de même, l’exhortant à rejoindre des collectifs d’artistes chrétiens.

Ce dernier est effectivement un graffeur expérimenté, un « vieux de la vieille ».

Très vite, il reçoit des messages de ses anciens collègues graffeurs dont il est resté très proche. Des bruits courent sur l’identité de l’inconnu… Jusqu’en février dernier, lorsque le pasteur, retourné à Montréal, reçoit un coup de fil d’un de ses amis d’un collectif chrétien. Celui-ci s’est rapproché du tagueur chrétien lors d’un atelier d’artistes fin 2018. Le mystérieux graffeur -qui ne souhaite pas communiquer sur son activité malgré nos tentatives de l’approcher – prend alors connaissance du post du pasteur de Montréal, avec qui il échange des informations par personnes interposées… Ce qui permet à Guillaume Bourrin d’en apprendre davantage sur lui.

Ce dernier est effectivement un graffeur expérimenté, un « vieux de la vieille » comme se plait à le répéter l’ancien tagueur devenu pasteur. Il y a quelques mois, il s’est mis à fréquenter d’une église évangélique parisienne prêchant la théologie de la prospérité. Issue des Églises pentecôtistes américaines, cette doctrine controversée tend notamment à rapprocher le salut spirituel de la richesse matérielle. « Cette église charismatique extrême prêche davantage les miracles que l’éthique , analyse le pasteur baptiste calviniste, également doctorant en théologie et études bibliques, ce qui pourrait expliquer la démarche un peu anarchique de “Jésus sauve”, mais aussi des messages dérivés comme “Jésus sauve et guérit”. »

Suite à cette conversion, en octobre et novembre 2018, l’homme entreprend donc de révéler au monde la Bonne Nouvelle. Pendant deux mois, il utilise ses talents de graffeur pour taguer toute la capitale de manière compulsive. À l’époque, pas de réflexion vis-à-vis de l’inadéquation entre le message et la méthode, ou sur le bousculement des codes du graffiti : « Il voulait juste évangéliser, tout simplement, » rapporte Guillaume Bourrin.

Aujourd’hui membre d’un collectif d’artistes, le graffeur a pris du recul, et aurait désormais cessé son activité illégale. Identifié par les autorités, il est dans l’attente d’un jugement, à l’issue duquel il risque la prison. Alors, pourquoi les tags ont-ils continué ? Il semblerait que « Jésus sauve » ait fait des disciples : d’autres tagueurs ont repris ses codes et continuent depuis de recouvrir les murs de Paris avec le même message. Ses habitants risquent donc de les croiser encore un moment…

 

Source La Vie

Crédit photo © VIOLAINE DES COURIERES

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