Témoignage d’un possédé – Coeur sensible s’abstenir

Témoignage d’un possédé – Coeur sensible s’abstenir

En complément de l’invitation du pape à ne pas chercher à discuter avec le démon, nous publions, le témoignage d’une personne liée par le démon, telle qu’on peut le voir dans certains Évangiles. Un point de vue “de l’intérieur” qui peut se révéler éprouvant pour certains lecteurs.

 

Écumant, il remonte sur sa panse l’allée bordée de chaises aux pailles usées. Son corps décrit sur le dallage autant de S qu’un serpent peut en tracer, tandis que ses pattes aux doigts crispés et acérés entaillent rageusement la pierre glaciale qu’il ne sent pas même. Ses râles rauques et sourds éructent de réguliers et effrayants rugissements. Il semble essoufflé, traînant sa carcasse comme une proie qu’il défend, prêt à déchirer de ses crocs dégoulinants de haine, la gorge de qui aurait l’imprudence de s’imaginer le dompter. Ses yeux mi plissés mi morts sont aux aguets, décidés à pétrifier de ce regard de gorgone le plus infime souffle d’air menaçant. Soudain il se cabre et découvre une musculature nerveuse enlacée d’une myriade de veines ne demandant qu’à se rompre pour souiller de son pu fielleux l’assistance médusée et interdite devant ce que l’on devine avoir été un être humain.

Il est là, hagard, perdu, tendu de  tout son long par la haine, transpirant la rage, maculé de peur, saignant de folie et déversant un flot ininterrompu d’incohérences et de grossièretés. Sa gorge est prise d’une douleur au côté gauche. Comme un garrot intérieur elle se resserre décuplant la folie de la bête courbée sur elle-même et tout à coup contractée d’une demie taille. Une lame de feu lui transperce le côté, le jetant à terre dans un fatras de cris mêlant la rage à la souffrance et du fond duquel se perçoit comme des larmes de désespoir. Méconnaissable sous les traits défigurés de la haine, aveuglé par la jalousie et l’orgueil démesurés qui ont subitement submergé le moribond, obnubilé par l’ordure du sexe le plus dévoyé, hypnotisé par l’infamie adulée, engoncé dans le mensonge rendu délicieux et aimable, tétanisé enfin par la peur des autres et de lui-même, le monstre s’écroule aussi soudainement qu’il s’était déployé, comme harassé de fatigue et repus de violence.

Alors, la bête cède le pas et sous les vestiges sanglants du pugilat se reforment les contours d’un visage pétri de douleur, mais rayonnant d’humanité. La foule s’approche comme un essaim de curieux tremblotants et envahit de ses conclusions péremptoires la ruche abbatiale où j’émerge en sueur, épuisé et affamé, comme après chacun de ces voyages au pays de l’enfer.

Elle ne me quitte jamais. Les rares moments de lucidité, je la sens tapis dans le fond de ma gorge, prête à rugir à tout instant. Fourbe, elle revêt autant de visages que d’opportunité. Elle se faufile en chaque recoin de mon âme, de mon cœur et même de ma chair. Aucune faiblesse ne lui échappe, pas une blessure ne lui est inconnue. Jetant du souffre sur l’une ou attisant l’autre selon les dessins de son maître retors, il lui suffit d’un peu de sa bave vénéneuse pour enflammer les sens et les passions de mon âme dont ma volonté n’est à ce moment plus la maîtresse.  Ligotée par je ne sais quels liens, cette pauvre femme est mise à fond de cale et bâillonnée. Un autre tient le gouvernail sournoisement  entravé par les algues toxiques qui envahissent, plus promptement encore que l’éclair,  la mer infernale dans laquelle mon âme est engloutie, comme un gaz soporifique endormirait les canonniers du navire. Sans défense, la nef nimbée de chloroforme ouvre ses bouches aux regards d’un autre. La vigile impassible contemple alors de son mât, impuissante et humiliée, sa propre coque cracher un feu soutenu sur ses alliés de toujours, tandis que ses matelots hébétés se sabordent, ivres de rage.

Si ce fauve tapis ne déserte jamais la forteresse en ruines qu’il a fait de mon âme, pas un instant non plus celle-ci n’a cessé d’être le témoin enchaîné de la folie de son hôte. Torture suprême, douleur plus vive que les séquelles visibles sur les remparts délabrés, l’intelligence ne cessait de représenter à mon esprit la vérité de ce qui se tramait, tandis que ma volonté, liée par ces chaînes droguées s’égosillait, du fond de sa cale capitonnée, à ordonner aux passions de reprendre leur poste et de mettre le navire en sécurité. Dans ces combats qu’il faut mener à chaque réveil du monstre, je ne peux qu’assister impuissant mais lucide à la débâcle de mon âme. Spectateur de moi-même, acteur malgré moi, j’ai pu un temps lutter de l’intérieur au prix de douleurs et de sévices corporels et moraux inouïs. Mais aujourd’hui, un autre semble venu, plus fort et contre lequel je ne puis pas même esquisser une résistance. Il me foudroie dès son premier frémissement. Son haleine fétide suffit à asphyxier ma volonté dont il s’est rendu maître par le simple passage de son ombre de laquelle il m’obstrue le jour comme une tunique de Nessus.

Je ne gouverne à présent plus rien. Il ne reste à la marionnette humaine que sa conscience pour pleurer. Mon univers s’est réduit à nous deux, lui et moi. Lui et ses sbires qui me maintiennent au sol. Un premier noie le désire, en le souillant de laideur. Cet autre la patience en l’engloutissant sous la colère. Celui-ci l’humilité en l’étouffant sous l’injustice. Ce fieffé coquin l’espérance, en l’obscurcissant de la haine. Ils sont autant de liens qui me tiennent captifs, allongé sur la table du bourreau et contraint de subir son baiser de fiel, de tristesse et de haine.  De cet hymen hideux il laisse couler d’une source intarissable la fureur indomptée du désir de mort et le flot amer de la désolation.

A mes tentatives de fuite, il oppose de lourdes représailles, accentuant l’isolement du pauvre fou. Autant de messages jetés à la mer, autant d’éloignements violents de mes proches. Que j’insiste et ce n’est plus moi qu’il menace mais eux. Il a changé. Je ne reconnais plus Zebulon facétieux que nous pouvions voir venir ou déjouer. C’est un autre qui ne tourbillonne plus au hasard des opportunités de faire le mal qui se présentent. Il ne cherche pas simplement à dérouter le navire aux grés des vagues et des tempêtes. Non, il a un cap et s’il se prête au jeu des vents, c’est pour rejoindre au plus vite la désolation qu’il m’assigne. Je suis son prisonnier bien plus que je n’étais celui de Zebulon lequel avait fini par être le mien et suppliait Dieu de partir. Il est résolu et je n’ai sur lui plus aucune prise. Il ne cherche pas même la confrontation comme Zébulon. Il ne dit pas un mot, là où Zebulon était prolixe. Il semble être le soldat zélé, sans oreille que pour son maître, inflexible et sans cœur.

Nous ne jouons plus dans la même cour qu’autrefois alors que je suis plus désarmé que jamais. S’il y a bien une hiérarchie des puissances célestes, Lucifer me fait peut-être l’honneur de me hisser un échelon plus bas. Haine me gagne, rage me prend, revoilà le maître qui vient…

 

Écumant, il remonte sur sa panse l’allée bordée de chaises de pailles. Son corps décrit sur le dallage autant de S qu’un serpent peut en tracer tandis…

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