Verdi chante Aristote en mettant en musique les mécanismes des passions de l’âme

Verdi chante Aristote en mettant en musique les mécanismes des passions de l’âme

Si Aristote décrit avec précision les mécanismes des passions de l’âme, Verdi les met en musique avec une saisissante vérité. Fin connaisseur de ses méandres et des mécanismes passionnels, le compositeur italien, que nous fêtons particulièrement cette année, les met toutes en scène au fil de ses opéras. Que l’âme humaine soit un composé de volonté et d’intelligence, Verdi l’a parfaitement vu, lui qui souligne dans nombre de ses œuvres ce difficile conflit du cœur et de la raison, comme dans le sublime duo Crocedelice de La Traviata. La volonté, siège de nos désirs, réagit par attrait ou répulsion. Je désire ou je rejette. J’aime ou je hais. Lorsque j’aime et que rien ne s’oppose à ce que mon désir soit satisfait, alors je jouis avec une grande paix du bien que je désire. C’est la douceur sereine, comme l’éternité suspendue, de l’air d’Alfredo, « je vis presqu’au Ciel » ! L’orchestre s’arrête, l’amant poursuit a capella comme seul au monde dans le Ciel où sa bien-aimée demeure avec lui.

© Philippe Gromelle

© Philippe Gromelle

la Traviata orange, 2009

Mais il se peut que jouir de son bien ne soit pas si simple et qu’il faille beaucoup peiner, ainsi que le redoute Alfredo, lui qui, tremblant, vit un amour caché. Face à la difficulté, l’âme peut vibrer d’espoir, comme notre amoureux face à Violetta, qui le décourage avec de moins en moins de vigueur et de plus en plus de sous-entendus. Cette situation est soutenue par une montée harmonique haletante traduisant l’émotion d’Alfredo « je suis, je suis heureux ». Il en est essoufflé mais emporté par la joie guillerette que vient renforcer la foule des danseurs. Mais quand une difficulté se présente, il faut de l’audace et Violetta n’en manque pas quand, pour le bien de son amant, elle accepte de le quitter. Qu’il lui faut de la force au milieu de cette tristesse ! Et ce n’est qu’avec le réconfort du père d’Alfredo que la musique reprend de l’entrain tout en gravité. Sur un tempo de marche résolue, Violetta s’engage avec cette audace folle qui la tuera. Combien l’effort est fragile et peut s’effondrer. L’accélération dramatique, portée par des instruments basses, souligne que l’audace de la pauvre Violetta ne tient qu’à un fil.

Mais au-delà de l’audace et de l’espérance se trouve le plaisir de jouir du but de tous ces efforts. C’est ainsi que Lady Mac Beth célèbre son plaisir d’avoir la couronne, sur un air de bal guilleret et insouciant, virevoltant, comme une excitation débordante dont on ne contrôle pas l’exaltation. Cependant, c’est Othello qui touche au bonheur éternel dans les bras de Desdémone. « Mon cœur frémissant se calme et trouve la paix dans ton étreinte ». A la différence du plaisir mondain de Lady Mac Beth, la joie profonde et spirituelle d’Othello est sereine. L’âme qui touche le bonheur n’est pas excitée ni instable, elle se repose dans cet amour porté par le velours des violons rêveurs.

Pourtant, la difficulté d’obtenir l’objet de son désir peut aussi susciter un désespoir semblable à celui de Rigoletto inquiet pour sa fille. Il avance lentement, sur un ton grave, la mesure entrecoupée, comme si le poids de la tristesse l’empêchait d’avancer. La musique plus discrète, saccadée, semble hésiter, avancer à contre cœur. Quand le péril semble là, alors l’âme se perd dans tous les errements, les emportements, la panique suffocante, la supplication, l’humiliation, le désespoir. Et l’orchestre martèle l’emportement désespéré, tandis que les violons pleurent les mêmes larmes suppliantes que le bouffon, dans une accélération du rythme harmonique « non è vero non è vero »… Non ce n’est pas possible !

Enfin affronter la difficulté peut provoquer une crainte pouvant aller jusqu’à l’effroi, comme celui de Mac Beth joué par les violons graves aux traits resserrés, tandis que la petite harmonie célèbre toujours la joie de Lady Mac Beth. Mais l’effroi toujours plus resserré des violons monte en puissance harmonique sans cesse plus vite, comme un tourbillon de panique qui saisit Mac Beth jusqu’à son effondrement, accablé sous les coups de la fanfare qui le harcèle comme la vision obsédante de Ducan. La crainte et le désespoir conduisent à la tristesse, car elles empêchent de jouir du bien que l’on désire. Cette tristesse que Desdémone, haletante de larmes, répand en sanglots entrecoupés de l’orchestre alors même que les violons s’écoulent comme un fleuve de larmes en mineur.

Face à une tristesse insupportable l’âme n’a d’autre alternative que le désespoir ou la haine, l’envie, la jalousie. Tel est le drame d’Othello, pris par la jalousie qui l’obsède et le tourmente. Elle est là, en lui, sournoise, comme du venin infusé par l’hypocrisie des violons, le tourment des trompettes qui le harcèlent et un tutti d’orchestre qui virevolte en chromatisme comme une folie entraîne une âme à la démence, pilonnée comme une migraine par la fanfare. Elle est là, elle ronge, se déchaîne puis se calme, revient et enfin gagne et commet l’irréparable entraînant un Othello haletant au son des violons jusqu’au désespoir final qui s’abat dans la colère et la rage. Cette colère monte, monte dans le cœur et dans le crâne devenu fou d’un Rigoletto qui n’a d’autre issue pour exprimer le désarroi de son âme que de refuser l’impuissance de la défaite et de réclamer Vendetta, entraînée par l’orchestre insistant dans une irréversible marche en avant, une progression harmonique oppressante au son du tonnerre, comme un vacarme céleste qui aurait fait craquer les vannes de l’enfer. Le pauvre Rigoletto n’est plus maître de lui. La musique obsédante qui tourne dans sa tête le conduira à devenir à son tour, incontrôlable, inconsolable, malgré les suppliques de sa fille à l’ultime folie.

Mais manquer l’objet de son désir peut inversement conduire à la recherche frénétique de compensations, comme l’avoue le pauvre Falstaff humilié. Avec un génie qui lui est propre, Verdi entremêle une mélodie apaisée et une harmonie torturée. Les plaisirs compensatoires ne sont jamais bons, ils sont aussi fourbes que Falstaff lui-même, qui du reste n’est pas dupe de l’illusion émanant de son esprit torturé sur la musique féérique d’un orchestre moqueur.

Remarquable Verdi qui illustre mieux qu’un grand discours les tourments qu’éprouve l’âme qui, sujette aux passions incontrôlées, n’est plus maître de ses sens, ni de son destin. Sans doute est-ce pour cela qu’il a toujours un si grand succès. Il nous donne à voir nos propres tourments. Ce sont nos troubles et nos émotions que nous découvrons avec tant de vérité à chaque représentation du maître de Venise.

Source : Cyrano.net

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